Cet article est issu d’une conférence présentée lors des GNiales 2012 puis des GNiales 2013.
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Le GN en institution
Je vais me faire l’avocat d’un type de GN bien particulier : le GN en institution. J’essaierai de préciser ce à quoi ils correspondent mais aussi, en m’appuyant sur quelques exemples, de pointer du doigt ce à quoi ils peuvent ressembler. Je présente donc une somme, incomplète et parfois superficielle, qui représente une invitation à se pencher plus avant sur ce type de jeux.
Introduction
On a vu fleurir bon nombre de GN “école” ou “prison” depuis une dizaine d’années. Ces GN, qu’ils aient été ou non des succès, possèdent des caractéristiques particulières, qui les distinguent d’autres types d’ambiances (du huis clos d’enquête au week-end de baston scénarisée).
Cela ne vaudrait sans doute pas la peine d’y consacrer une intervention aux Gniales si ce n’était qu’une question de mode. Certes, de nombreux GN Harry Potter ont été inspirés et portés par le succès de la fiction, mais beaucoup d’autres GN de type “institution” ont été organisés. Bref, ce n’est pas qu’une question de mode.
L’hypothèse que l’on peut raisonnablement formuler est la suivante : si ces GN ont du succès, c’est peut-être moins par les thèmes ou les univers qu’ils peuvent proposer, que par ce qu’ils autorisent en termes de jeu. Univers de jeux fantaisistes ou réalistes, en école, en prison, en asile, etc., ces GN ont des caractéristiques particulières et proposent une expérience de jeu différente aux joueurs.
Au-delà du thème, ces jeux proposent aux gnistes d’évoluer dans le cadre d’une organisation dont les règles se sur-impriment, voire suppriment en partie les règles usuelles du GN. Ils offrent l’opportunité d’utiliser de puissants outils pour cadrer le jeu (activités routinières, agendas, …). Ils évitent les moments de piétinements et d’errements du joueur, tout en ménageant un espace pour un scénario et de l’évènementiel. En mettant peut-être davantage l’accent sur l’ordinaire que sur l’exceptionnel, ils invitent à créer 1000 manières d’occuper les joueurs de façon à la fois réaliste et ludique.
Pour appuyer ce propos, la première chose à faire semble être de définir ce qu’il faut entendre par “organisation”.
I. Institution et organisation
1.1 Quelques définitions
Les organisations ne sont pas des blocs monolithiques. Si l’analyse sociologique tend à les saisir par leurs aspects fonctionnels, leurs objectifs, etc. elle met aussi en valeur le fait que les organisations constituent des systèmes d’action dynamiques, qui ressemblent aux acteurs autant que les acteurs lui ressemblent. On peut parler d’une organisation comme d’un ensemble structuré / structurant.
Pour traduire cela en termes gnistiques, les organisations structurent le jeu des joueurs autant que leur jeu contribue à la structurer. Soulignons maintenant la double nature de l’organisation :
En effet, l’organisation est :
– d’une part, un objet social (entreprises, administrations, associations, syndicats, sectes, partis politiques, etc.). L’existence d’une organisation est objective. Il s’agit d’ensemble humain formalisé et hiérarchisé dans le but d’assurer la coopération et la coordination de ses membres dans l’accomplissement de buts spécifiques. On peut notamment distinguer les organisations bureaucratiques, les organisations économiques et les non profits organizations, qui toutes présentent des traits particuliers.
– d’autre part, un processus social : l’existence de l’organisation est un problème. L’organisation n’est, en effet, pas une donnée naturelle. Se pose toujours la question de la survie de l’organisation en tant qu’ensemble organisé, bref de la régulation du comportement des acteurs dont la coopération est indispensable, mais qui tous gardent un degré d’autonomie et poursuivent des intérêts qui ne sont pas toujours convergents.
Organiser, c’est donc mettre un certain ordre dans un stock de ressources diverses pour en faire un instrument ou un outil au service d’une volonté poursuivant la réalisation d’un projet.
Dans toute organisation se trouvent conjointement posés le problème de la coopération et celui de la hiérarchie. Mais quelque forme que prenne la hiérarchie, et par quelque moyen que soit réalisé la coopération, elles ne sont pas purement violentes et arbitraires. L’organisation, ses objectifs, ses procédures, intéresse, selon des modalités diverses, les différentes catégories d’acteurs qui y participent. Ou, pour dire les choses autrement, une des conditions de la survie, mais aussi de l’efficacité de l’organisation, c’est sa capacité à motiver ses participants.
L’organisation se distingue de la simple association en ce que la survie de l’organisation constitue pour ses membres un objectif non pas unique, ni même toujours prioritaire, mais à coup sûr important et significatif. Une association peut se dissoudre une fois son but rempli ou lorsqu’il y a conflit entre ses membres. En revanche, les objectifs d’un hôpital (soigner des gens) ou d’une entreprise (faire du fric) peuvent être reconduits dans le temps de façon théoriquement illimitée. Non seulement les membres d’une organisation ont intérêt à ce que la structure perdure, mais l’organisation doit pouvoir survivre au départ ou à la disparition de certains de ses membres.
Librement inspiré d’extraits de M. Crozier dans Traité de sociologie et de l’article consacré au sujet dans le Dictionnaire critique de la sociologie, (Dir. Raymond Boudon)
1.2 La remise en cause d’un paradigme
Un GN au sein d’une organisation permet, sans doute mieux que d’autres, de s’éloigner de 3 caractéristiques propres à de nombreux GN. Ces caractéristiques sont souvent postulées et représentent le socle invisible sur lequel de nombreuses équipes d’organisateurs effectuent leur travail créatif. C’est la raison pour laquelle je vais parler de paradigmes [1].
1.2.1 Le paradigme de la mixité : la matrice de nombreux jeux consiste en un rassemblement de groupes hétéroclites aux objectifs divers. Dans le pire des cas, ces groupes ont des jeux en parallèle. Dans le meilleur des cas, de nombreuses interactions sont prévues. Ce trait est particulièrement saillant dans les univers de Fantasy, dont l’un des piliers est la mise en relation de peuples, de races ou de cultures singulièrement différentes les unes des autres. Cependant, ce principe déborde le genre et se retrouve au cœur de nombreux jeux. Vous avez 60 joueurs, vous supposez qu’il en faut pour tous les goûts. Le scénario fonctionne en grande partie comme un prétexte au rassemblement : rencontre diplomatique, grande fête, événement religieux, etc. Le contraste est d’autant plus fort que ces groupes n’ont pas forcément de rapport les uns avec les autres en temps normal. Les rapports entre ces groupes peuvent, selon les cas, tendre à la compétition ou à la coopération.
Vs
Par contraste, le jeu en institution implique de faire le ménage dans la diégèse, de passer groupes de jeux, au pluriel, à un jeu de groupe, au singulier. En ramenant la diégèse à une seule organisation, vous changez la donne, puisqu’ a priori la plupart des membres ont intérêt à ce que l’organisation survive.
On passe d’une pluralité de groupes organisés aux objectifs hétérogènes à un groupe organisé, dont les membre ont des objectifs qui coïncident globalement à ceux de l’organisation. Mais limiter la diégèse à l’organisation et à ceux qui y travaillent n’implique absolument pas une homogénéité parfaite entre personnages :
– Les membres de l’organisation peuvent avoir des objectifs dissemblables.
– Les membres de l’organisation n’ont ni les mêmes statuts, ni les mêmes professions.
– Quand bien même vos personnages feraient tous le même métier, la psychologie intervient !
– Quelques rôles de personnages extérieurs à l’organisation peuvent avoir leur place sur le jeu, apportant une touche d’exotisme parfois très relative, mais toujours rafraîchissante.
1.2.2 Le paradigme de l’exceptionnel : les GN mettent rarement en scène le quotidien des personnages ainsi rassemblés, mais une rupture dans ce quotidien. La présence des personnages ou des groupes de personnages peut être justifiée par un événement exceptionnel (le grand solstice ou le conseil des clans) ou bien une menace exceptionnelle (le retour du sombre seigneur…).
Vs
À l’inverse, le jeu au sein d’une organisation vous invite à mettre l’accent sur les routines, l’ordinaire, le quotidien des membres. Introduire l’exceptionnel dans votre jeu, c’est prendre le risque de dynamiter le potentiel de ce type de GN. Cela ne revient pas à faire une croix sur un éventuel scénario, mais celui-ci doit être taillé sur mesure pour valoriser les caractéristiques de l’institution. Je reviendrai plus tard sur la question de la scénarisation des jeux en institution.
1.2.3 Le paradigme de l’aventure : c’est une conséquence directe du paradigme de l’exceptionnel. La menace qui pèse sur le groupe, la communauté ou le monde exige des héros, qui devront mettre leurs vies en danger et aller au devant de nombreuses péripéties pour triompher. Éventuellement, les différents groupes sont en conflit direct, et c’est cette opposition qui crée la menace. Partir à l’aventure, c’est prendre des risques, s’éloigner de ce qui fait sa vie pour affronter l’adversité.
Vs
S’il existe des métiers aventureux, aventurier n’est pas un métier. Un GN en institution ne vous propose pas de vivre, ni de faire autre chose que ce que votre personnage fait le reste du temps. Vous êtes dans la continuité de la vie virtuelle qu’a eue votre personnage avant le début de jeu. La raison de la présence de votre personnage dans ce jeu ne relève pas du scénario (ou dans le pire des cas, d’une facilité de scénario). Elle est naturelle. Cet ordre dans lequel vous prenez place est peut-être l’une des raisons pour lesquelles vous vous êtes décidé à remplir le formulaire d’inscription. Cet ordre implique également que votre fonction dans l’institution soit assurée, bref, que vous fassiez votre travail plutôt que de papillonner à la recherche de l’intrigue du voisin, d’un évènementiel qui ne vous concerne pas, ou d’un coin pour siroter de l’hypocras avec vos amis désœuvrés.
Conclusion : le paradoxe de l’extraordinaire (extraordinary is boring)
Le Gniste peut être facilement blasé par l’extraordinaire, parce que celui-ci représente la norme dans son loisir. Il n’est donc peut-être pas idiot de considérer que l’ordinaire peut créer la surprise.
Combien de présentations de GN ressemblent à ça : la ville de trucmuche est le théâtre d’un rassemblement où chacune des cités vient tirer son épingle du jeu. C’est la survie du royaume qui est en jeu dans cette joute diplomatique. Je caricature à peine, c’est extrait de la lecture de descriptifs de jeux sur le calendrier de la FédéGN.
Prenons l’exemple d’un village médiéval lambda, qui sert de cadre de jeu. En tant qu’organisateur, vous allez faire acte de GN. Faire acte de GN, c’est gniser un cadre. Qu’est-ce que Gniser un cadre ? C’est répondre à cette question toute bête : que vais-je pouvoir proposer à mes 60 joueurs, sachant qu’il en faut pour tous les goûts, qu’ils s’amusent pendant deux jours… et qu’il serait bon d’utiliser les feux d’artifice dont on ne s’est pas servi l’an dernier ?
Deux grandes options s’offrent à vous :
– un scénario global : la vie du village est menacée par les armées du duc, mais de courageux chevaliers sans terres viennent organiser la résistance. Note : on utilisera les feux d’artifice lors de l’arrivée du duc, qui est accompagné d’un puissant sorcier.
– un complexe réseau d’intrigues : 60 backstories dans lesquelles vous faites mijoter des intrigues tordues, dont certaines prennent leurs racines plusieurs années en arrière, et qui oh ! magie du GN, vont curieusement toutes éclater (et peut-être se dénouer) en moins de deux jours… par exemple à l’occasion de la grande fête annuelle, durant laquelle serons tirés les feux d’artifice…
Dans les deux cas, et surtout dans le premier, vous passez à côté de quelque chose de particulier : la vie de village, qu’il devient absolument impossible de jouer dans les conditions que vous proposez aux joueurs. Imaginez maintenant un village où les gens savent ce qu’ils font habituellement, ont intérêt à le faire, ont à cœur de le faire, et ont les moyens de le faire.
Choisir d’organiser un GN au sein d’une organisation permet a priori de prendre ses distances avec les 3 caractéristiques que je viens de présenter. Je dis a priori, car non seulement les organisateurs peuvent décider de faire reposer leur jeu en institution sur la mixité, l’extraordinaire et l’aventure, mais même en admettant qu’ils veulent s’en éloigner, le résultat obtenu peut ne pas correspondre à leurs intentions.
1.3 Le GN en institution : définition et bénéfices potentiels
1.3.1 Définition
Nous avons parlé de l’institution au sens général. Comment, compte-tenu de ce que nous avons posé, définir le GN en institution ? Il s’agit selon moi d’un GN avec un groupe cohérent, plutôt axé sur l’ordinaire, en tous cas sur l’exercice, par les joueurs, de fonctions au service de l’objectif de l’institution. Cela exclut les jeux où vous jouez un métier hors de son cadre et les jeux où un groupe joue les membres d’une organisation au sein d’un GN plus large.
1.3.2 Bénéfices
Ces jeux offrent 3 avantages immédiats en terme de structuration du jeu :
– Ces jeux créent une situation (parfois relative) de huis clos de façon satisfaisante. En tous cas plus satisfaisante qu’avec un / des deus ex machina (tempête, arrivée de la police) ou deux / des prétextes convenus et bien commodes (type réunion diplomatique). Dans ce second cas, c’est le scénario qui génère la situation de huis clos. Avec le GN en institution, c’est presque l’inverse : la situation de huis clos est d’emblée justifiée, et l’institution peut devenir la matrice de votre scénario. Pour prendre un exemple parlant, la situation de huis clos dans une prison n’a rien d’un deus ex machina. Elle est parfaitement vraisemblable. Elle justifie votre présence ici, que vous soyez prisonnier ou gardien.
– Ces jeux mettent à votre disposition des règles sociales inhérentes à l’organisation, qui fixent la nature des rapports entre les membres. L’une des fonctions de la règle en GN est de définir ce qui est possible ou non dans un univers de jeu (si je ne vois pas de règles sur le combat, c’est qu’il n’y a pas de combat dans ce jeu). Bien sûr, ces règles ne suffisent pas à définir les rapports entre les joueurs. L’univers de référence sert à définir quels types de rapport les acteurs ont les uns avec les autres, et avec l’environnement.
Dans un jeu en institution, les règles de l’organisation fonctionnent quasiment comme des règles de jeu, en ce sens qu’elles régulent le comportement des joueurs. L’organisation formalise les rapports entre les individus (hiérarchie), leur activité (les fonctions), leur rapport à l’espace (zone d’accès selon statut), au temps (planning et agenda), et distingue ce qui est faisable de ce qui n’est pas faisable (règlements).
– Ces jeux donnent l’opportunité d’intégrer des outils qui concourent à structurer l’action. Je dis “intégrer” pour souligner le fait qu’ils ne bousculent pas la diégèse : planning, agenda, badges, accréditions, organigramme, téléphones, etc. Ces choses-là sont à leur place au sein d’une organisation.
Ces quelques éléments étant posés, rentrons dans le vif du sujet. Pour alimenter cette conférence, j’ai demandé à diverses associations des feedback sur des jeux de type “institution” qu’elles avaient pu organiser.
Plutôt que de vous donner la carte génétique de chaque jeu, j’ai choisi de me servir de ces différents GN comme d’un pool permettant d’illustrer diverses problématiques. Quels ont été les objectifs envisagés ? Quels moyens ont été déployés pour les satisfaire ? Quels ont été les résultats ?
C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie.
[1] À noter qu’il s’agit là d’une problématique que le GN partage avec son grand frère, le JDR sur table.
Matthieu NICOLAS
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3 décembre 2013 at 10 h 07 min
Merci pour cet article ! Il est un peu intimidant de prime abord, mais c’est une très bonne analyse.
4 décembre 2013 at 16 h 02 min
Article très intéressant sur le grand intérêt de ces contextes structurants pour éviter pas mal de poncifs, entre autres.
4 décembre 2013 at 17 h 29 min
Très bon article. La notion d’organisation est bien introduite (c’est un concept pas évident à introduire) et son utilisation en GN est bien motivée. Je suis curieux de lire les prochains article.
Juste quelques remarques qui peuvent peut-être améliorer l’article :
-organisations et institutions ont des différences qu’il peut être intéressant de présenter afin d’être au clair sur les termes utilisés
-le terme “paradigme” pour parler de “mixité”, “exceptionnel” et “aventure” est légèrement inapproprié. Paradigme réfère à une conception “cohérente” d’un phénomène. Je pense que terme “caractéristiques” que vous utilisez ensuite est plus adéquat
Vivement la suite !
4 décembre 2013 at 18 h 20 min
@ Loïs : on est d’accord sur l’emploi un peu lâche de la notion de paradigme dans l’article. Depuis son introduction par Kuhn, le terme est passé dans le langage courant, avec ce que cela implique en terme de rigueur.
J’ai cependant voulu l’employer (métaphoriquement, donc) pour souligner qu’avant d’être des caractéristiques d’un jeu, ces éléments sont le produit d’une façon de nous représenter l’activité dont nous avons parfois du mal, en tant qu’organisateurs, à nous affranchir.
5 décembre 2013 at 9 h 15 min
Le paradigme, c’est l’endroit où tu vas si tu n’as pas été gentigme ?
6 décembre 2013 at 20 h 08 min
merci pour ton article (effectivement pas très évident au début)
Je trouve que c’est une bonne façon de décrire un GN simulationniste. Les différents exemples que tu cites sont plutôt caractéristiques.