Il semble évident qu’un GN se joue dans un lieu privé. Tradition de chaque briefing de GN : les orgas rappellent quelles sont les limites du terrain. La rencontre dominicale fortuite entre des GNistes costumés et des promeneurs au hasard d’un chemin, que nous avons tous vécue, nous le confirme : pour jouer heureux, jouons cachés. Vraiment ?
Cet article ne remettra pas en cause ces fondamentaux : oui, pour une écrasante majorité de GN, un espace privé est nécessaire et l’irruption de non joueurs n’est pas un événement souhaitable. Comme beaucoup, je ne suis pas à l’aise à l’idée de jouer devant un public de passage. Avoir un lieu privatisé n’est pourtant pas une condition indispensable pour organiser un GN. Je vous partage mon expérience de joueur et d’organisateur, en espérant qu’elle pourra donner des idées.
Ma première expérience en tant que joueur a été sur le GN “Un été 36”. Des bicyclettes étaient mises à disposition et je me souviens avoir roulé sur les petites routes de la campagne normande, sous le soleil, sans jamais me demander si j’étais encore sur le terrain ou pas. Un sentiment grisant de liberté.
En tant qu’organisateur, j’ai fait plusieurs sessions de Tant d’espace à Bordeaux. Dans ce mini-GN intimiste, deux ex se retrouvent après dix ans autour d’un café, et ce jeu prend une force particulière quand il est joué dans un vrai café. Être entouré de non-joueurs, paradoxalement, augmente l’immersion. C’est durant le débriefing d’une session de “Tant d’espace” que m’est venu l’idée d’Agent double, autre GN dans l’espace public entrant dans la catégorie des GN “urbains”.
Le GN urbain
Le GN urbain se joue en pleine ville. Dès lors que les personnages ont un intérêt à rester discrets et à éviter tout esclandre, un centre-ville donne un excellent cadre de GN. Dans “Agent double”, l’unique PJ joue un agent secret qui doit, par essence, passer inaperçu. Chaque passant est un PNJ potentiel, un bar peut abriter un rendez-vous clandestin, l’environnement imprévisible de la ville augmente la paranoïa en même temps qu’il constitue un énorme terrain de jeu. La thématique d’espionnage est particulièrement adaptée à un jeu discret en plein centre-ville. Dans cette veine, je planche sur un GN où les PJ incarneront des policiers en planque à l’arrière d’un utilitaire, avec micros, rendez-vous avec des indics et tout le folklore habituel des séries policières. Un flic en planque devant rester discret pour ne pas être repéré par sa cible, cela permet de jouer sans attirer l’attention.
Une autre possibilité est d’utiliser la ville comme toile de fond pour parler de la vie quotidienne de personnages. J’ai évoqué « Tant d’espace », j’ai organisé également En attendant Dieu. Dans ce jeu, les deux PJ jouent des membres d’une secte prosélyte qui attendent le jugement dernier. En réalité, il n’y a aucune interaction nécessaire avec les passants ni signe distinctif qui trahisse le fait qu’il s’agit d’un GN. Chaque personne qui passe devant eux sans les voir ne fait que renforcer leur sentiment d’isolement au milieu du monde. Regarder les gens est aussi un puissant ressort de discussion. Je sais enfin qu’il existe un jeu à scènes, Möbler, où l’on joue différentes phases de la vie d’un couple dans un magasin Ikéa.
Dans ses deux déclinaisons, le GN urbain reste tout de même un type de jeu dans l’espace public où le jeu reste contraint par la présence des autres, est forcément contemporain et la discrétion est essentielle. Comme on le verra, l’autre type de GN dans l’espace public, le GN itinérant, peut s’affranchir de ces contraintes.
Le GN itinérant
Dans le GN Legion organisé en République Tchèque, les PJ jouent les membres de la légion tchécoslovaque fuyant la Sibérie en hiver 1918. C’est un GN-randonnée où pendant deux jours, on alterne marche (généralement sous la neige), arrêts dans des campements et combats. Les longues périodes de marche sont une occasion de roleplay qui peut varier selon la position de chacun dans la colonne. C’est un GN avec une organisation logistique bien rodée, qui arpente des parties différentes de la République Tchèque en fonction des années. Ce qui surprend au début, c’est que Legion n’a privatisé aucun lieu : on prend des sentiers mais aussi des petites routes et on traverse des villages. On croise parfois des gens ou des voitures. Les combats ont lieu en pleine forêt. L’effet de masse joue : quand des promeneurs te croisent seul déguisé en elfe, c’est toi qui as un problème. Quand ces mêmes promeneurs croisent des dizaines de soldats de la première guerre avec leurs fusils, c’est eux qui en ont un. La fréquence de ces rencontres inopinées reste toutefois faible, pas différente d’un GN sur terrain supposé privé où l’on croise pourtant des promeneurs.
À une échelle plus réduite, c’est le principe du GN itinérant que j’utilise pour Sixty Miles to Benghazi. Je trouve fascinant l’idée de faire un GN Cthulhu en plein cœur du Sahara tunisien… mais le ticket à plusieurs centaines d’euros est très limitant. Serait-il possible de faire un GN immersif se déroulant dans le désert, pendant la seconde guerre mondiale en format low-cost ? La plus haute dune de sable d’Europe se trouve à une cinquantaine de kilomètres de Bordeaux. Haute d’une centaine de mètres, elle fait 3 kilomètres de long.
Comment y jouer un GN dans un univers différent du nôtre tout en préservant l’immersion ?
Un petit format : Sixty Miles to Benghazi se joue en 5 h avec une dizaine de joueurs. C’est une petite logistique qui n’attire pas l’attention. Souvent, la plus grosse contrainte consiste à faire dormir les PJ sur place, suivie de près par le service des repas : ici, le repas est un pique-nique froid pris en jeu et la durée ne nécessite pas le couchage.
Des costumes simples : les photos d’époque de la guerre du désert montrent souvent des soldats en tenue débraillée avec une chemise et un short beige. Outre que cela décharge les PJ de trouver un costume historique difficile à se procurer, c’est relativement passe-partout. Pas d’insignes militaires ni d’armes : on n’enfreint aucune loi en se promenant sur une dune de sable habillé en beige.
Marcher pour éviter les rencontres : dans ce format, un organisateur doit être responsable de la direction du groupe. Cela peut être fait de manière immersive : un PNJ est le seul à connaître la direction à prendre et tout le monde lui fait confiance. La principale utilité est de se mettre en mouvement dans les directions où il n’y a personne pour garder le jeu en permanence dans un « cercle vide de 300 m ». C’est ce PNJ qui dit quand s’arrêter et prendre les pauses et quand se remettre en route. Le rôle du PNJ est aussi d’intercepter tous les curieux et de répondre à leurs questions afin de préserver le jeu des joueurs.
Jouer sur l’espace et l’horaire : la dune est très fréquentée à son extrémité nord, qui est le point le plus haut et l’endroit du parking touristique. Rares sont les courageux qui la traversent sur la longueur : il existe un vaste no man’s land de sable où la fréquentation est faible, voire inexistante. Avec deux rotations de voitures avant le début du jeu, il est possible de déposer les PJ dans un endroit peu fréquenté pour commencer le jeu. Quant à l’horaire, ce jeu a été joué en journée hors saison (au moins de juin) le dimanche, de 10 h à 15h, ou encore en saison (juillet-août) de 20h à 1h du matin. Une fois le soleil couché, la dune est déserte et le terrain de jeu est illimité.
Adapter la topographie des lieux à la réalité : la différence entre le Sahara profond et la dune du Pilat est la présence de l’océan. Difficile de faire abstraction d’un détail aussi important… Dans Sixty miles to Benghazi, le jeu se déroule quand les PJ marchent dans le désert libyen en direction de la route côtière qui longe la Méditerranée. Quelques anciens bunkers du mur de l’Atlantique sont incorporés dans le jeu, la forêt brûlée et les ruines sont les conséquences d’un bombardement, les avions qui survolent le site sont anglais ou allemands… Le tout est d’essayer d’adapter le jeu au terrain et non l’inverse, pour minimiser les détails qui pourraient briser l’immersion.
Les moins et les plus
Jouer dans l’espace public a un désavantage important : il est impossible de contrôler l’environnement. De temps à autres, de manière aléatoire, quelqu’un va mettre de la musique très fort la nuit sur la plage, un orage va vous tomber sur la gueule, la forêt va connaître le plus gros incendie de son histoire. On n’est jamais sûr de pouvoir jouer une scène à un lieu précis et à une heure précise, il faut sans cesse s’adapter, ce qui est clairement une source de stress supplémentaire. Il faut donc des jeux qui soient robustes et dont l’intérêt ne tombe pas à l’eau au moindre changement de plan. Il faut aussi pouvoir apporter une réponse aux (rares) personnes curieuses qui pourraient s’interroger sur notre présence : comme les agents secrets, avoir toujours une « légende » de prête dans sa tête pour ne pas être pris au dépourvu. Cet inconvénient, le plus important, est à relativiser : en 7 sessions de Sixty Miles to Benghazi sur la dune du Pilat, le site touristique le plus fréquenté de Nouvelle-Aquitaine, il y a eu… une seule personne qui a voulu interagir avec nous (et pas pour demander « qu’est-ce que vous faites », mais pour être prise en photo, ce que j’ai fait, les PJ n’étant pas dérangés dans l’histoire). C’est comparable aux GN sur terrains privés où l’on croise quand même les promeneurs du dimanche. Aucune interaction non voulue n’a jamais été à déplorer sur tous les GN urbains que j’ai pu organiser.
Les avantages, par contre, sont immenses. On peut bénéficier de sites magnifiques qu’il aurait été impossible à privatiser, comme une dune de sable ou un centre-ville avec ses milliers de PNJ malgré eux. On tire les prix vers le bas en se privant de la location d’un site. Et on finit par voir dans l’espace public, qui appartient à tout le monde, d’autres idées de GN qui sortent de l’ordinaire.
J’organise Agent double, Tant d’espace et En attendant Dieu à la demande, sur Bordeaux. Quant à Sixty Miles to Benghazi, d’autres sessions sont prévues à l’été 2025, les inscriptions sont ouvertes. Comme tous les GN Cent Balles et Un Mars, la PAF est de 15,24 euros.

Victorien Marchand

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- Jouer dans l’espace public - 17 mars 2025
17 mars 2025 at 21 h 54 min
Excellente idée que d’utiliser l’espace public comme support de jeu, en pliant le jeu au bord et aux frontières du réel ! Merci pour cet article qui ouvre moult possibles. Il va falloir que je teste tout ça !