Critique de GN – Braquage

Publié le lundi 13 novembre 2017 dans Critiques de GN

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Un jeu de Jérôme Fourage mis en ligne sur le site de l’Univers du Huis Clos
Durée : 6 à 8 heures (en comptant les ateliers pré-partie)

Nombre de joueurs : 4 +1 organisateur

 

En plus d’un atelier permettant à chacun des joueurs de fixer les limites de leur zone de confort (Où acceptent-ils d’être touchés ? Supportent-ils d’être insultés pendant la partie ?) et avant de lancer l’intrigue, Braquage demande aux joueurs de jouer deux scènes entièrement décorrélées du scénario principal mais très intenses :
1) Une scène de rupture amoureuse en ayant pour consigne d’attendre 10 secondes entre chaque réplique.
2) Une scène de meurtre au pistolet en insistant sur le fait que le meurtrier n’est pas habitué à tuer. Avant d’appuyer sur la gâchette, le tueur doit regarder sa victime pendant au moins 10 secondes.

Ces deux exercices sonnent comme une déclaration d’intentions et d’attentes vis-à-vis des joueurs : ils vont devoir interpréter à la volée des émotions très fortes dans des scènes courtes mais très cadrées, une situation finalement pas si fréquente en GN.

On braque qui ?

Braquage se déroule à Marseille et, s’il n’implique que 4 personnages principaux, il raconte une histoire ambitieuse car se déroulant sur une période de 15 ans. On va jouer l’évolution de la relation entre quatre amis qui vont finir par s’entredéchirer lors d’un règlement de compte potentiellement sanglant.

L’amplitude temporelle du récit nécessite évidemment un fort recours à des ellipses. Plus précisément, le jeu est structuré autour d’une succession de scènes courtes, pré-écrites, toutes jouées dans le même espace de jeu -une pièce suffit- mais qui se déroulent fictionnellement dans des lieux variés. Il n’y a pas de PNJ au sens habituel du terme, mais les joueurs sont amenés à incarner -en plus de leur personnage principal- un grand nombre de personnages secondaires. On peut penser au suédois Travellers, de Tobias Wrigstad, qui est peut-être le premier GN traduit en français à introduire un tel découpage de l’intrigue.

Du GN suédois au GN suédé

Là où Travellers reposait sur la capacité de l’organisateur à manipuler ses joueurs en prétendant qu’ils étaient libres des choix de leur personnage mais en les amenant à suivre une intrigue pré-écrite, Braquage assume son caractère en grande partie scripté. L’organisateur est invité à se présenter comme un metteur en scène et à donner des instructions parfois très précises aux joueurs avant leurs scènes. Les joueurs ne contrôlent pas les décisions de leurs personnages lors des ellipses et ils entament parfois une scène en devant réaliser une action précise. Il est même possible à l’orga/metteur en scène d’interrompre une scène pour glisser une consigne à l’oreille d’un joueur dont les actes l’éloigneraient trop de l’intrigue.

Le jeu offre cependant des choix à ses joueurs et propose des alternatives entre les scènes permettant de les prendre en compte. On est dans un cas de GN à arborescence comme l’était Plan Social présenté ici. Le niveau de contrôle des participants sur l’intrigue est cependant très limité et les personnages seront inévitablement entraînés dans une spirale dramatique. On peut y voir un ensemble de contraintes très intrusives : les auteurs de Plan Social soulignaient qu’un GN à arborescence “cré[ait] un discours relatif au sujet traité”. Ici les joueurs sont tenus d’accepter la vision qu’a l’auteur de l’impact des déterminismes sociaux et d’accepter de ne pas avoir tout contrôle sur les décisions et même sur les émotions de leurs PJs. Peut-être que ce dernier aspect du jeu frappe particulièrement parce que nous avons habituellement l’impression d’avoir tout contrôle sur les sentiments de nos personnages : seule la fiche de personnage distribuée initialement renseigne le joueur sur les émotions que son PJ est supposé ressentir. Braquage va plus loin en redonnant entre chaque scène des informations sur l’état d’esprit des personnages.

À l’opposé, le dispositif minimaliste du jeu peut être vécu comme libérateur notamment dans sa façon d’occuper l’espace. Le jeu ne se préoccupe que peu des costumes (tout au plus conseille-t-il à l’organisateur d’amener quelques accessoires simples pour différencier les personnages secondaires) et des décors. Chaque scène commence par un petit exercice presque enfantin de on-dira-que : “On dira que le canapé c’est un gros rocher et que le tapis c’est la mer”, “On dira que la table est un comptoir de bar”, “On dira que cette télécommande c’est un téléphone”… On pense, et c’est réjouissant, aux films suédés inventés par Michel Gondry, ces remakes réalisés avec les moyens du bord et sans souci de fidélité visuelle avec les originaux.

Limite de ce dispositif minimaliste : les spécificités de la période -les années 90 et les débuts des années 2000- et de la ville de Marseille ne sont pas particulièrement palpables. Le jeu est pourtant rythmé par un ensemble de  musiques, une par scène, qui pourraient donner une esthétique particulière au jeu. Mais les morceaux choisis, souvent issus de la pop ou du rock anglo-saxon, sont trop génériques pour instiller une ambiance marseillaise. Un organisateur musicophile pourra sans doute améliorer cet aspect en faisant un travail sur la playlist du jeu, peut-être en donnant plus de place à la discographie d’IAM et de la Fonky Family qu’à celles des Rolling Stones et des Pixies.

 


Inconvénient des GN minimalistes : ils donnent lieu à des photos relativement peu spectaculaires

Éviter les problèmes en ne se les posant pas

La grande élégance de Braquage réside dans son refus de toutes les contraintes du GN classique. Contraintes matérielles tout d’abord, le jeu se plaçant aux antipodes des GN recherchant l’illusion à 360 degrés. Mais aussi contraintes narratives, le récit ne respecte pas l’unité de temps et de lieu et ne dépend qu’à la marge des actions des joueurs.

Dans un article sur la conception des scénarios récemment republié ici, Fredou présentait la méthode terminale -jugée très complexe à mettre en œuvre- consistant à écrire son jeu en ayant d’abord en tête des situations intenses avant de chercher à concevoir ses intrigues de manière à ce que les décisions des joueurs débouchent organiquement sur ces situations. En un sens Braquage arrive au même résultat d’une manière bien plus simple : inscrire les scènes qu’il veut faire jouer dans son arborescence permet de s’assurer de leur présence dans le déroulement du jeu.

Le fonctionnement en arborescence de scènes facilite aussi la gestion de la sécurité émotionnelle des joueurs. Les inter-scènes incitent à discuter entre joueurs (pas seulement entre personnages) et à faire des commentaires sur notre niveau d’(in)confort suite aux scènes jouées. La courte durée des scènes et l’importance des ellipses facilitent l’usage des safewords permettant de demander une interruption temporaire de la partie.

Bien sûr ce fonctionnement très particulier a ses désavantages. Pour ma part je n’ai pas tant été gêné par les contraintes narratives (on se rend compte en jouant de quelque chose qui doit être évident pour tous les acteurs de théâtre : il y a toujours une marge d’interprétation quand on joue un personnage) que par la pression que la logique de scènes fait parfois peser sur les épaules des joueurs. On doit souvent, et sans avoir le temps de s’y préparer, jouer des scènes difficiles mettant en jeu des sentiments complexes. Cela ne doit pas décourager de s’essayer au jeu, mais il faut avoir en tête qu’il nécessite de la complicité, a minima de la bienveillance, entre les joueurs pour fonctionner.

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Steve Jakoubovitch

S'il persiste à prétendre qu'il est d'abord un rôliste "sur table", Steve se lève de plus en plus régulièrement de sa chaise pour aller expérimenter des formes de jeux de plus en plus variées. On peut régulièrement l'entendre sur le podcast Radio Rôliste et le lire sur le blog Hugin&Munin.

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