Dans un article précédent, j’ai introduit les valeurs de manière générale, j’ai donné des exemples d’utilisation et une représentation simple des valeurs en jeu. Je vous ai présenté un nouvel outil. Maintenant, pour que cet outil soit utile, il est important de comprendre comment le manipuler en pratique. C’est ce que je vais faire dans cet article. En particulier, je vais me concentrer dans cet article sur l’utilisation des valeurs pour organiser un GN.
Il y a bien des manières d’expliquer l’utilisation d’un outil. Imaginez qu’on vous donne un marteau pour la première fois, on peut vous expliquer de beaucoup de manières comment l’utiliser : un manuel d’utilisation “prenez le marteau comme cela, frappez le clou avec le gros bout”, à partir d’objectifs “le marteau sert à enfoncer les clous dans le bois”, à partir des propriétés de l’objet “le marteau possède un bout lourd et solide qui peut donc délivrer une grande force”, etc.
Voilà des exemples concrets de l’utilisation d’un marteau. Cet article fait pareil, mais pour les valeurs.
Le présent article introduit une liste d’exemples d’utilisations directes et concrètes des valeurs. Mon objectif est de donner des pistes concrètes d’utilisations au lecteur intéressé par l’approche par valeurs. De plus, cette étape permet à plus long terme de mieux cerner dans son ensemble les applications de ce nouvel outil.
En écrivant cet article, il s’est avéré que les idées se sont accumulées, rendant l’article trop long. Cet article constitue une première partie qui sera complétée par un prochain article. Thématiquement, cette première partie se concentre sur les utilisations orientées “conception/définition du monde”. Le prochain article se concentrera davantage sur l’utilisation des valeurs pour améliorer la cohérence.
Faire émerger une dynamique sociale
Victoire ! Cet orga a réussi à faire émerger la dynamique sociale souhaitée !
L’un des intérêts premiers des valeurs consiste à les utiliser pour faire émerger avec une grande facilité une panoplie cohérente de comportements individuels, d’interactions et de phénomènes collectifs.
Pour plus de détails sans nous perdre en théorie, quand tous les personnages d’un groupe partagent des valeurs, ils sont poussés à agir et à interagir dans une direction. Quand ils agissent seuls, les valeurs vont les aider à privilégier les mêmes choses que les autres et ainsi éviter de “marcher sur les pieds” des autres (du moins, par accident). Quand ils agissent ensemble, ils savent ce qui est important pour eux, pour les autres et pour la société : leurs valeurs partagées vont les aider à se comprendre. Mieux encore, les valeurs aident particulièrement à faire émerger des “schémas d’interactions” en accord avec leurs personnages et la réalité sociale dans laquelle ils évoluent.
Par exemple, dans une interaction chef/subordonné dans une culture où “obéissance” est définie comme une valeur clef, le subordonné va plus facilement (et les autres attendront de lui qu’il doit) accomplir aveuglément les ordres ; le chef sait que ses subordonnés vont très certainement obéir et que donc il doit faire particulièrement gaffe quand il donne des ordres. Ces interactions répétées vont faire émerger une dynamiques sociale assez spécifique: la relation chef/subordonné est une relation de délégation stricte et de dépendance forte. Une grosse responsabilité est donnée (par tous) au chef. Une des conséquences collectives de ce genre de système de valeurs est que les ordres auront tendance à être exécutés rapidement, mais si il y a un rush (comme une grosse attaque ennemie), tout le monde va se tourner vers le chef en même temps pour recevoir son ordre… Ouch !
Chef, chef ! On a un problème !
Regardons, la même situation en donnant des valeurs différentes aux joueurs (notez qu’on trouve des dynamiques similaires dans la vraie vie). Ces valeurs pousseront l’émergence de dynamiques très différentes. Par exemple, si “liberté” et “autonomie” sont les valeurs du groupe, les individus auront plutôt tendance à vouloir choisir par eux-mêmes et laisser les autres choisir par eux-mêmes. L’interaction chef/subordonné sera bien différente que dans le premier cas. Les interactions seront plutôt des propositions démocratiquement acceptées que des ordres imposés (ex : “peux-tu prendre ce poste de garde ?”). Les subordonnés auront plus d’importance dans les décisions (“ok, mais dans une heure”) et plus responsables des conséquences de ces décisions. Typiquement, avec ces valeurs, les subordonnés vont plutôt prendre (et être tenus de prendre) des initiatives (ex: quitter son poste pour récupérer des munitions). Si on regarde les conséquences collectives, les ordres mettront généralement plus de temps pour être exécutés (le chef doit justifier ses décisions et ne pas brusquer les libertés des autres), mais en situation de rush les individus pourront mieux tenir car non contraints de devoir demander au chef où ils doivent se placer.
Voilà ce qu’on peut faire émerger facilement dans son jeu en définissant quelques valeurs. Et ce n’est qu’un exemple parmi tout ce qu’il est possible d’imaginer. Évidemment, on ne peut pas faire émerger tout et n’importe quoi, simplement parce que certaines dynamiques sociales n’ont simplement aucun sens. Néanmoins, l’approche par valeurs offre un moyen très concis et très générique pour pousser l’émergence d’une dynamique particulière. Plus d’informations, un prochain article détaillera une méthode pour définir ses valeurs en fonction de la dynamique sociale souhaitée (et vice-versa).
Utilisez les valeurs comme guide générique pour la prise de décision
Ok, on est d’accord sur le titre. Maintenant, on écrit quoi ?
J’enfonce une porte ouverte : écrire un GN, ça demande de prendre des décisions difficiles… Et il faut en prendre un paquet ! Mécaniques de jeu, événementiel, dilemmes posés aux joueurs, mécanismes sociaux, histoire, j’en passe et des meilleures. Ces décisions sont difficiles pour moult raisons : les conséquences des décisions sont difficilement prévisibles, les différentes décisions sont interdépendantes… Et c’est encore plus difficile en équipe, car on se retrouve facilement à essayer de concilier des perspectives différentes du jeu.
Cette complexité est généralement la cause des difficultés à écrire et des problèmes qui surviennent en jeu. À cause de la difficulté, on peut se retrouver à avancer à l’aveuglette, à rajouter des bouts, en retirer d’autres qui ne sont plus bons, à changer d’idée au fur et à mesure sans converger vers un résultat satisfaisant. Bref, c’est compliqué, on perd du temps, le travail ne progresse pas. Pire encore, quand on fait un mauvais choix, on introduit des défauts dans le jeu qui gâchent toutes les autres bonnes idées qu’on a mis autour (ex: mince, on a dit qu’il était facile de s’enrichir, mais on a mis en place un système économique très conservateur… Les marchands du jeu vont être déçus…).
Pour ce type de travail, il est particulièrement important de garder la direction générale que l’on veut donner à sa société.
On progresse quand même vachement mieux depuis qu’on a mis une lumière au bout du tunnel…
C’est là que les valeurs sont intéressantes, car elles définissent une “direction” générale, fixe et objective : ce qui est considéré comme fondamentalement important dans votre monde ! Les valeurs aident à converger vers un but lointain en évitant de partir gaiement dans une mauvaise direction. Avec vos valeurs, vous pouvez regardez votre boulot et constater le progrès : “cette règle sociale fait bien ressortir le côté ‘la liberté avant tout’ de ma société”. Mieux encore, les valeurs permettent d’aider à prendre des décisions difficiles (ex: “quelle type d’économie choisir ? Bon, dans une société qui donne de l’importance à la liberté, il vaut mieux prendre…”). Pour le travail de groupe, définir les valeurs permettent de promouvoir les idées en lien avec la société (ex: “heu, Jean-Luc, on peut mettre dans l’historique que personne n’écoutait le précédent gradé en place… Mais ça ne va pas bien coller avec une société qui met l’obéissance avant toute autre chose…”).
Utilisez les valeurs pour débroussailler efficacement
Un problème régulier d’orga est de se plonger trop tôt et trop profondément dans les détails. Cela le mène généralement à une perte de temps monstrueuse.
Pour l’exemple, un orga imagine un personnage assez tôt dans le processus d’organisation. Ce personnage lui plaît. Plein d’enthousiasme, il se met à rêver une scène importante pour ce personnage, puis à l’écrire… Voilà plusieurs heures de travail qui y passent. Et, comme souvent pendant la préparation d’un GN, la définition du monde évolue. Le scène détaillée introduit des éléments qui ne correspondent plus avec la vision actuelle du jeu. Il faut soit laisser tomber ce travail, soit corriger, ce qui implique encore plus de boulot ! Pire encore, ces “réparations” laissent la porte ouverte à des incohérences. Et cet exemple n’est pas isolé : c’est vrai pour les personnages, pour les groupes, pour les règles sociales et plein d’autres.
Un orga qui fignole les derniers détails d’un perso
Les valeurs sont utiles pour ça. Elles décrivent efficacement ce niveau abstrait générique. Avec les valeurs, il est relativement facile de réfléchir et communiquer à un niveau abstrait, sans se créer de dépendance prématurée avec des détails du monde (“okay, il me faut un traître pour ce groupe… Ça peut le faire avec Mr Obéissance à condition qu’il fasse partie d’un groupe ennemi. Ou alors avec Mr Liberté si on lui interdit de faire quelque chose”). En plus, les valeurs offrent assez de flexibilité pour rester relativement libre au moment de passer de l’abstrait au concret (ex: le truc précis qui aura mis en rogne Mr Liberté).
Ah ouais, ça va quand même beaucoup plus vite quand on commence à faire le fond au rouleau pour ensuite fignoler les détails…
Pour bien cerner l’idée, faisons le parallèle entre “créer un GN” et “peindre un grand tableau”. Le gros rouleau (les valeurs) sera utile à appliquer au début pour faire la toile de fond. Le pinceau fin (règles sociales, description d’une scène, mécanique de jeu) sera plus utile pour les détails, une fois la couleur de fond posée.
Utilisez les valeurs pour créer des interactions multi-culturelles
Un des grands classiques des GN est de faire se rencontrer des groupes avec des cultures hétérogènes. On pense notamment à des délégations étrangères se retrouvant en un point donné, à plusieurs échelles sociales cohabitant ensemble, à différentes catégories socio-professionnelles.
Il en faut du boulot pour réussir à ne plus se comprendre !
L’un des problèmes récurrents pour ce genre de jeu est de réussir à démarquer les différents groupes. Les différences entre les groupes sont principalement mécaniques : certains sont plus portés sur le commerce, d’autres le combat, d’autres la diplomatie… Mais les personnages vont concevoir le monde, raisonner et agir de la même manière. Pour caricaturer, ce qui distingue les groupes, c’est juste le nom du dieu qu’ils invoquent… Le reste c’est tout pareil. Voilà qui limite sacrément l’intérêt du rapprochement multi-culturel !
Les valeurs sont particulièrement utiles pour établir des différences culturelles marquées entre les groupes.
Une utilisation simple consiste à associer des valeurs différentes à chaque groupe. De cette manière, met en jeu des différences d’opinions tranchées entre ce que les personnages considèrent comme important, sur comment agir et se comporter en société. Juste en faisant cela, il y a de bonnes chances pour que des interactions relativement uniques se créent entre les différents groupes au cours du jeu.
Mieux encore, les différences de valeurs donnent des indications claires pour créer intentionnellement des interactions entre les groupes. En effet, les valeurs mettent en avant des sujets d’importance pour chaque groupe. Il est possible de créer des interactions fortes en introduisant dans le jeu des sujets qui sont importants pour plusieurs groupes.
Par exemple, un groupe peut considérer comme important le fait de protéger les faibles et un autre groupe peut au contraire donner de l’importance à être fort, la faiblesse doit être combattue… Voilà un terrain fertile pour l’imagination des orgas : comment la communauté va réagir si un groupe de vieillards demande de l’aide ? Maintenant, disons que certains donnent de l’importance à la richesse alors que d’autres donnent de l’importance à la connaissance, on peut créer des interactions fortes entre ces groupes en fournissant du matériel intellectuel au groupe de marchands qu’ils peuvent vendre au compte-goutte.
Les valeurs permettent de dépeindre rapidement le comportement des différents groupes et leurs interactions. Il est aisé de déterminer des situations qui mènent à des interactions fortes entre ces groupes.
Notez qu’introduire des groupes avec des valeurs différentes ne veut pas nécessairement dire qu’on introduit des oppositions. Les groupes avec des valeurs différentes risquent plus facilement de fâcher entre eux sur des problèmes de compréhension. Les groupes qui partagent des valeurs similaires risquent plus de désirer les même choses et donc de se battre pour les obtenir, mais avec moins d’incompréhensions.
Passer le relais aux joueurs
Enfin, un dernier défi du travail d’organisation consiste à transmettre l’état d’esprit du jeu, des groupes et des personnages aux joueurs. Ce sont principalement eux qui vont faire vivre le monde que vous avez créé.
“Time-in, sautez-tous dans la piscine…”
Quelque chose me dit qu’une étape de transition va être nécessaire avant qu’ils arrivent à nager de manière synchronisée…
Cette étape est difficile. Il faut réussir à transmettre une idée suffisante du monde pour leur permettre de “démarrer”, ces fameuses premières heures de jeu où les joueurs se cherchent place et où une dynamique sociale plus permanente se met en place. Si la transmission se passe mal, les conséquences sont redoutables. Au mieux vous gaspillez votre temps, au pire la dynamique sociale ne passera pas et le monde rêvé s’écroule avant d’avoir tenu. Généralement, tout le monde en repart déçu.
“PJs, voilà les docs de jeu. Maintenant foncez, c’est vous qui avez le monde entre vos mains”
Les valeurs sont particulièrement utiles pour ça. En une page de texte, les joueurs disposent d’assez de matériel pour se comporter en accord avec sa société. En gros, vous leur donnez une longueur d’onde assez claire et générique pour qu’ils puissent commencer à interagir. Une fois les premiers échanges passés, les joueurs gagnent en confiance, “comprennent” le fonctionnement de la société dans laquelle ils se trouvent. Le jeu peut commencer.
Outre cette étape de démarrage, les valeurs sont utiles pour les PJ. Les valeurs aident les PJ à s’adapter plus facilement : ils disposent de l’idée générale qu’ils peuvent appliquer dans beaucoup de situations. De plus, les valeurs aident les PJ à connecter les différents éléments de jeu (“dans notre société il faut être obéissant, alors je dois dire : ‘chef oui chef’. Ok, ça colle”). Les valeurs aident aussi à limiter l’impact négatif des “cancres” : en ne lisant qu’une seule page ils ont les moyens de se fondre dans la société sans aller à l’encontre de casser la dynamique sociale qui se met en place. Enfin, les valeurs constituent aussi un contrat social fort. Les PJ savent à l’avance ce qui est important pour eux et pour leur société, ils partagent une vision commune. Cela évite pas mal de problèmes liés à des incompréhensions en jeu (ex: pourquoi untel a effectué cette action bizarre… Il s’est planté dans son interprétation ou essaie-t-il de m’enfumer ?).
J’y reviendrai plus longuement dans un prochain article qui détaillera comment utiliser des valeurs en tant que joueur.
Conclusion
On a vu dans cet article un ensemble d’utilisations des valeurs. Dans l’ensemble, les valeurs particulièrement utiles pendant la création d’un jeu, car :
- Elles permettent de définir efficacement une dynamique sociale générale pour chaque groupe
- Elles aident les joueurs à faire émerger cette dynamique sociale
- Elles offrent une direction générale pour l’organisation, qui peut être suivie pour éviter de partir dans de mauvaises directions
- Elles sont particulièrement utiles dans un contexte multi-culturel pour mettre en place des interactions fortes entre plusieurs groupes
D’un point de vue plus général, ces cas d’utilisations montrent que les valeurs constituent un outil intéressant pour définir la “base” des dynamiques sociales que l’on veut faire émerger dans un jeu. Une fois les valeurs définies, il devient beaucoup plus aisé d’avoir une vision claire de ce que l’on veut faire et d’avancer vers du concret, évitant de perdre du temps pour rien.
Une fois encore, je tiens à rappeler mon intention pour éviter d’inutiles levées de boucliers. J’ai mis en avant des utilisations pratiques des valeurs pour concevoir le jeu. Néanmoins, je ne clame pas que les valeurs sont la seule technique à utiliser ni qu’un jeu qui n’utilise pas les valeurs est forcément nul. Je montre simplement que c’est un outil intéressant et qui s’applique sur beaucoup de problèmes concrets peu couverts par d’autres outils. Pour le parallèle, je ne dis pas “le rouleau, c’est le seul outil à utiliser”, je dis “voyez comme le rouleau est pratique pour des problèmes, comme peindre un mur ou colorer le fond d’un tableau”.
Suite au premier article, j’ai reçu avec plaisir plusieurs demandes pour participer à une murder “le match du siècle”, qui permet d’expérimenter l’utilisation des valeurs. Il reste encore des places de disponibles pour les intéressés. N’hésitez pas à me contacter si vous êtes intéressé.
Au plaisir de vous retrouver en jeu !
Remerciements
Je tiens à remercier Baptiste, Hoog et Vincent pour leurs relectures et leurs conseils avisés au cours de la rédaction de cet article.
Loïs Vanhée
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9 mars 2016 at 12 h 43 min
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9 mars 2016 at 15 h 48 min
Si ça t’a plu, je crois que prochain, qui portera sur l’utilisation des valeurs pour améliorer la cohérence, va te faire plaisir :-p
15 avril 2016 at 18 h 54 min
Merci pour cet article complémentaire. e sujet est très intéressant et je vais commencer à tester ça pour un groupe de PNJ. ça me semble une démarche plus fondamentale dans l’organisation pure d’un GN, mais j’essaierai aussi !
18 avril 2016 at 16 h 26 min
Salut Pierreo,
Ravi de le lire 🙂
C’est une technique de coordination que tu peux en effet utiliser à différent niveaux dans l’organisation d’un GN… Dont la mise en place d’une dynamique de groupe de PNJ.
N’hésite pas à me contacter si tu souhaites de l’aide pour mettre en place ou vérifier ton travail concernant tes valeurs.
Idem, je suis en train de me constituer une base de mise en pratiques des valeurs pour un prochain article. Je suis très intéressé par tout retour à ce sujet afin d’affiner comment présenter cette technique.
18 avril 2016 at 20 h 06 min
je teste un truc ce WE. pour des fiches PNJ, je remplace les 3 adjectifs que je donnais auparavant à ces personnages, par des valeurs. La nuance est subtile, mais je pense que c’est plus utile pour celui qui le joue.