Comment parler d’un jeu dont il ne faut rien dire,
Sans contraindre l’auteur à déclencher son ire ?
Si Frédéric Barnabé, dit Frédou, tient à garder tant de mystère autour de son œuvre la plus récente, l’Agonie du Poète, c’est qu’il a ses raisons. Depuis le mois de mai 2010, il a déjà organisé quatre sessions de ce jeu, sans qu’aucune photo, aucune information ne filtre, et cela dans l’idée louable de préserver la surprise pour ceux qui seraient amenés à le jouer plus tard.
Si vous connaissez quelques précédents jeux de cet auteur, comme Le Train sifflera une dernière fois ou encore La Valse des Pantins (disponibles sur www.murder-party.org), vous ne serez peut-être pas surpris de ce mystère qu’il affectionne toujours. Il va toutefois plus loin ici, puisque les joueurs ne reçoivent pas d’autres indications avant le jeu que ce qui est déjà disponible sur son site internet au plus grand nombre. Pas de fiche de personnage donc, qui est remise sur place, pour des raisons que l’on ne peut divulguer ici, ce qui accroit encore la curiosité que peut susciter ce jeu, par un procédé pour le moins inhabituel en GN (du moins lorsqu’il est accompli à dessein).
Le pitch de l’agonie du poète est le suivant : seize acteurs se réunissent en 1909, sous l’égide d’un aristocrate excentrique, pour les répétitions d’une pièce de théâtre, comédie dramatique en trois actes et en vers, prenant place au XVIIIème siècle et intitulée elle-même L’Agonie du Poète. En cherchant à obtenir quelques informations sur le jeu en parcourant son site internet, on ne peut que tomber sur le livre d’or empli de commentaires dithyrambiques. Certains de ces commentaires ainsi que le titre nous laissent penser que ce jeu parlera de poésie, et c’est bien là un thème important en effet, qui pourra ravir certains comme en déstabiliser d’autres. Précisons-le car on ne saurait s’inscrire aveuglément à ce jeu malgré ce que les anciens joueurs en disent et sa qualité supposée.
Et qualité il y a, cela je peux le confirmer aisément. L’auteur a pris son temps avant de commencer à organiser ce jeu, et cela se voit. D’autres auraient choisi de s’arrêter bien avant dans la rédaction avec un scénario que d’aucuns auraient jugé tout à fait bon. Cependant Frédou a délibérément choisi de ne pas se contenter d’une œuvre qui aurait suffi à plaire au premier venu, même soucieux de qualité. Il s’est au contraire attaché à fignoler ce jeu jusque dans les moindres détails. Ce qui frappe avant tout c’est la qualité rédactionnelle, qui a nécessité un travail de plusieurs années. J’ai joué plusieurs jeux fort bien écrits, mais le style et l’écriture de celui-ci les surpasse tous de très loin. L’attachement de l’auteur à créer une ambiance réussie, par le lieu, la mise en scène, les costumes choisis, les objets de jeu, et jusque dans le choix d’une musique d’ambiance adaptée sont autant de détails qui donnent l’impression à chaque joueur de vivre un moment unique.
Car son souci du détail n’est pas un simple artifice, mais bien une volonté de mettre les joueurs en condition, afin de parvenir à un fort degré d’immersion dans leur personnage et dans l’histoire qu’ils vont vivre. Il m’a rarement été donné de jouer un personnage avec une telle fluidité dans l’enchaînement des scènes. Il y a tant de matière donnant corps au personnage que l’on ne se pose quasiment jamais la question de ce que l’on doit faire ou dire, tout est mis en place pour que chaque joueur agisse toujours avec la plus grande spontanéité. Au début du jeu les intrigues sont nouées, et chacun selon son interprétation pourra amorcer les choix qui feront évoluer son personnage vers la résolution qui lui semble la plus naturelle. Frédou a pris la décision de créer des personnages extrêmement riches dans les relations qu’ils entretiennent entre eux, et c’est là ce qui fait le cœur du jeu. L’une des difficultés les plus grandes sur un jeu de ce type est donc de bien choisir quel rôle attribuer à quel joueur, tant ils sont différents, et l’auteur le sait bien. Il accorde une grande importance à cette attribution des rôles, en n’acceptant de faire jouer que des personnes qu’il a déjà vues par ailleurs, en les sélectionnant parmi ceux qui se sont préinscrits sur son site. Là aussi ce procédé vise avant tout à satisfaire le plus possible ses joueurs en choisissant le personnage qui leur correspondra le mieux, et cette volonté est tout à fait appréciable.
Je ne peux parler de toutes les qualités du jeu sans dévoiler certains éléments qui ne sauraient l’être, et je peux dire au sujet de ses défauts qu’il en a peu, si ce n’est ceux induits par certains choix. Ces défauts ne sont donc que les facettes indissociables de certaines de ses qualités. Ainsi le choix de ne délivrer la fiche de personnage à chaque joueur que sur le site de jeu, s’il se justifie absolument pour ce scénario, pourra frustrer certains joueurs habitués à préparer longuement un rôle à l’avance. De même le côté fortement narrativiste du jeu, donnant une très large priorité à l’histoire vécue par les personnages, qui sont plus romanesques que réalistes, pourra parfois rebuter les joueurs les plus simulationnistes. Enfin la forte place que prennent les intrigues amoureuses sur ce jeu plaira à certains joueurs pour en faire fuir d’autres. Un jeu sur lequel s’inscrire en connaissance de cause donc, mais l’auteur prend soin dans son document d’instructions aux joueurs d’expliquer très clairement ce qu’il attend et l’optique dans laquelle il a écrit ce jeu.
Dans l’équipe d’Electro-GN, nous pensons qu’échanger sur les jeux, découvrir ce qui se fait dans de nombreuses associations à travers la France est bénéfique pour chaque individu curieux d’explorer toutes les facettes que peut offrir le GN, voire pour le milieu dans son ensemble. À l’évidence l’Agonie du poète fait partie de ces jeux qui gagneraient à être connus, au-delà des quelques rares joueurs qui auront l’occasion de le jouer. À l’heure actuelle l’auteur continue d’organiser ce GN, je ne sais pour combien de temps encore, et bien que le scénario soit suffisamment rédigé pour être accessible, Frédou a annoncé qu’il ne le mettrait pas à disposition sur la toile, contrairement aux précédents. Ce jeu existe en effet autant par son texte que par les idées de mise en scène de son auteur, son matériel de jeu, son lieu, et Frédou ne souhaite pas que d’autres l’organisent d’une façon qui ne correspondrait pas à ce qu’il a voulu mettre en place. Pour ma part j’espère que d’ici quelques années, lorsqu’il sera passé à autre chose et qu’il ne l’organisera plus, d’autres pourront découvrir ce scénario particulier pour s’en inspirer dans leurs propres créations, à défaut de pouvoir le jouer ou l’organiser.
L’Agonie du Poète
Auteur : Frédéric Barnabé
Site internet : http://agoniedupoete.fr/
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14 octobre 2011 at 4 h 56 min
J’ai hâte de relire cette critique après avoir joué le jeu.
14 octobre 2011 at 4 h 58 min
Tout ce que n’a pas écrit Vincent, comme tout ce qu’il a écrit, est vrai. Vincent ou le blogueur zen, qui réussit à écrire sur un jeu tout en ne le faisant pas. 😉
14 octobre 2011 at 7 h 03 min
Génial, moi qui pensais que la valse des pantins avait été définitivement retirée de la toile suite à la malheureuse adaptation faite par l’assoc le ” masque et la tour”.
J’espère de pouvoir jouer un jour à l’agonie, il faudrait préalablement que je trouve un gn auquel the Fredoo himself participe ( Et ne pas être trop mauvais en rp 😉 )
17 octobre 2011 at 9 h 52 min
Prévois un peu de vaseline, au cas où ton RP ne serait pas assez bon.
19 octobre 2011 at 1 h 48 min
“Pour ma part j’espère que d’ici quelques années, (…), d’autres pourront découvrir ce scénario particulier pour s’en inspirer dans leurs propres créations, à défaut de pouvoir le jouer ou
l’organiser.”
Pas la moindre chance que cela arrive un jour. 🙂
19 octobre 2011 at 2 h 36 min
Moz, au coin !
Vincent, merci pour l’article, tu me rappelles à quelle adresse le chèque ?
19 octobre 2011 at 9 h 12 min
Ca fait toujours autant envie en tout cas 😀
26 octobre 2011 at 7 h 18 min
Tiens en relisant, je tombe sur une phrase qui me semble assez fausse : “et bien que le scénario soit suffisamment rédigé pour être accessible,…” A la vérité, il n’est pas plus rédigé que
n’importe quel jeu joué, puisque n’existent que des backgrounds et des documents en-jeu, fussent-ils écrit avec la couleur du style.
Pour que ce jeu devienne accessible, il faudrait bien des explications de son contenu et surtout des instructions concernant préparation et mise-en-scène. Un travail fastidieux vu l’ampleur du
texte qui serait difficilement exhaustif tant il s’agit avant tout du savoir-faire d’un auteur, inséparable de son œuvre.
Pour le format de mes jeux d’une certaine époque, la mise à dispo avait un sens (et encore, on en a vu les limites), mais vient un niveau de complexité et de précision du travail où cela n’en a
plus du tout.