Le concept de cercle magique a déjà été mentionné plus tôt dans ce blog, afin de définir une autre notion, celle de jeu pervasif. Le cercle magique et l’effet Bleed dont il est question aujourd’hui sont des éléments d’une tentative de réflexion plus approfondie sur la pervasivité, décrite ici comme l’impact possible de certaines activités (dont le GN) sur leurs participants ET sur leur “vraie vie”. Et des différentes attitudes possibles à adopter, joueur comme organisateur, compte tenu des risques de cet impact.
Le bonheur, ça n’arrive pas qu’aux autres
Précisons tout de suite que la pervasivité n’est pas le fait exclusif du GN. Elle peut survenir dans presque n’importe quelle activité de groupe, qu’il s’agisse d’une innocente randonnée en VTT, d’un stage de survie en pleine nature pour cadres d’une même entreprise (team building ou incentive, pour causer corporate), de projet associatif, d’une semaine de vendanges au château, d’un week-end dans un gîte entre amis, de théâtre, ou de GN. Ces deux dernières activités présentant toutefois un intérêt particulier dans la mesure où elles demandent explicitement à chaque participant d’interpréter un rôle.
L’imperméabilité (supposée) du cercle magique
Le cercle magique est avant tout une figure symbolique : l’espace-temps particulier d’une expérience partagée qui suppose que chaque participant y entre en laissant derrière lui son quotidien, ses soucis, ses préoccupations personnelles, éventuellement son ego, tout ce qui serait de nature à altérer, brouiller ou parasiter sa contribution à la réussite de l’activité du groupe. Dans le cadre du théâtre ou du GN, cette exclusion est très exigeante, puisqu’il est attendu de chacun de se conformer au rôle qui lui est donné d’interpréter, donc de laisser jusqu’à sa propre personnalité, ses propres valeurs, à l’extérieur du cercle.
De la même manière, ce qui se passe à l’intérieur du cercle n’est pas sensé en sortir. Ou, plus précisément : l’expérience vécue à l’intérieur du cercle pourra impacter les participants, c’est sans doute le but recherché, même inconsciemment. Mais l’impact de cette expérience se limite en théorie à cette partie d’eux-mêmes que les participants auront été invités à faire entrer dans le cercle. Pour le GN et le théâtre, essentiellement l’intellect, outil principal de la compréhension, de l’appropriation et de la bonne interprétation du rôle, et dans une mesure tout aussi importante mais plus floue, les émotions. Pour reprendre un exemple cité plus haut, le cercle magique tracé par le GN ou le théâtre est donc plus intime, plus complexe, plus exigeant, que celui induit par une randonnée en VTT, qui suppose un degré d’implication psychologique moindre, par notamment une contribution beaucoup plus explicite : respect des règles de sécurité, bonne conduite générale, effort physique.
Ainsi, une fois que l’activité s’achève et que le cercle s’efface, chacun peut retourner à son quotidien tel qu’il l’avait laissé en entrant dans le cercle. Jouer le rôle d’un fou ne fait pas de vous un fou dès le lundi matin, de retour au bureau. La perception qu’ont vos collègues de vous n’a pas changé, ils ne vous prennent pas pour un fou, si tant est qu’ils savent seulement ce que vous avez fait pendant le week-end. Même si votre regard sur la folie a pu changer en cours de route.
Dans un monde parfait… Sauf que…
Ainsi défini, le cercle magique suppose une pratique éclairée, épanouissante et sans risque de l’activité concernée. À un moment et dans un lieu donné, un groupe de personnes volontaires et qui se reconnaissent mutuellement comme telles souscrivent au même ensemble de conventions pour partager équitablement une expérience commune, en visant une réussite optimale, qui passe notamment par une exclusion consciente de tous les facteurs individuels d’insuccès. Le rêve de tout directeur RH. Au terme de l’expérience, le groupe quitte le temps et l’espace de l’activité et regagne son environnement habituel, inchangé, dans lequel chacun peut reprendre une existence normale. Sauf que le franchissement de la frontière se montre parfois beaucoup plus compliqué que prévu, voire douloureux. Dans les deux sens possibles du franchissement de ladite frontière.
A l’aller :
Il n’est pas si évident de se “dévêtir” de ses bagages personnels en entrant dans le cercle. Vos soucis du moment peuvent vous poursuivre, perturbant ainsi votre complète mobilisation. Votre ego peut entrer en conflit avec celui des autres, parasitant la conduite collective de l’activité. Même votre implication initiale n’est peut-être pas très claire : êtes-vous vraiment entré dans le cercle en connaissance de cause, mû par une volonté authentique de contribuer à un projet qui vous correspond vraiment ? Ou vous contentez-vous de subir la pression d’un groupe, suivre un effet de mode, ou respecter une directive hiérarchique ? Vous avez aussi pu, simplement, vous tromper d’adresse, c’est-à-dire interpréter le projet proposé d’une façon différente de ce qu’il est en réalité : vous êtes débutant en VTT et la randonnée proposée est plutôt pour le niveau expert, ou alors vous avez pensé que l’ambiance du GN serait festive et rigolote, quand il s’agit en réalité d’un jeu sombre et introspectif. Quelle qu’en soit la cause, une fois dans le cercle, vous ne vous sentez pas à votre place, ou pour le moins vous vous sentez en décalage avec le reste du groupe, et ne parvenez pas à vous mobiliser sincèrement. Ni à retirer de l’expérience ce que vous espériez.
Au retour :
Lorsque l’expérience partagée rime avec plaisir ou épanouissement, il peut se montrer difficile de quitter le cercle magique. GN-Blues ; dépression post-partum du meneur du projet, organisateur ou metteur en scène ; désintérêt soudain pour le quotidien, par définition moins exceptionnel que l’activité, et logique difficulté de remobilisation ; sentiment de manque envers les autres participants, devenus le temps de l’expérience, par la création d’un lien fort, des personnes essentielles. Toutes ces situations sont, je l’espère pour vous, familières. Je l’espère car cela signifie que vous aurez vécu des situations de synergie, d’épanouissement, de joie, de plaisir. À l’intérieur du cercle magique, lorsque le succès de l’activité est bien réel, se crée une nouvelle identité, celle du groupe. Cette identité est indissociable du plaisir pris, des émotions positives ressenties comme des émotions négatives surpassées ensemble : fatigue, rivalité, impuissance, se transforment en victoire, en solidarité, en réussite à l’intérieur du cercle. “Petite mort” collective, la fin de l’activité est aussi le deuil du groupe éphémère, et la “redescente” d’un état quasi-extatique où vous auront amené des émotions positives. Le retour peut donc être difficile, l’expérience deviendra un souvenir agréable, un lien plus ou moins durable se tisse avec d’autres personnes, et donne surtout envie d’y retourner.
Si l’expérience vécue n’a pas été épanouissante, le retour au quotidien peut être vécu comme un soulagement. Échaudé par l’échec, chaque participant s’interrogera peut-être sur les causes, questionnera son envie de rééditer ce type d’activité, ou essaiera par une critique constructive de faire mieux la prochaine fois. Réussite ou échec (ou quelque part entre les deux), l’impact de l’expérience sur la “vraie vie”, donc la pervasivité demeure normalement relativement limitée, dans le temps comme dans sa “profondeur”. Finalement, ce deuil de l’instant de grâce qu’il faut faire après coup, n’impacte qu’une petite partie de vous-même, celle que vous aviez apportée dans le cercle. Si le joueur est triste que tout soit fini, le collègue de travail se réinvestira au bureau, le père / la mère de famille retournera aux bons soins de sa progéniture, le conjoint au conjoint, l’ami(e) à ses potes, le bénévole à ses autres activités, etc…
On y vient, l’effet Bleed
Mais la pervasivité peut être beaucoup plus profonde, pendant et après le jeu, quand à l’intérieur du cercle magique l’activité suppose qu’on exclue des éléments aussi sensibles que ses valeurs et sa personnalité, lorsqu’on s’immerge réellement dans un rôle. J’écris “suppose”, parce que dans le cas qui nous intéresse, pendant et après le jeu, l’expérience vécue peut entrer en résonnance avec, justement, ses valeurs, sa personnalité, son vécu, son passé, ses propres angoisses, ses propres projets, ses propres questionnements. Et perturber notablement ce qu’on croyait acquis, d’une part, et ce qu’on croyait avoir laissé en dehors du cercle, d’autre part.
C’est-à-dire soi-même : pas le joueur, le collègue ou l’être social, considérés isolément, mais soi, profondément, intégralement.
Cette résonnance particulière sur soi, c’est l’effet Bleed. Un effet qui existe dès lors que s’installe un sentiment d’inconfort, de doute, de remise en question de soi au travers des situations vécues par le personnage. Ce n’est pas nécessairement un effet néfaste : il peut vous amener à vous conforter dans vos propres valeurs, dans votre propre identité, soulager des doutes préexistants en validant votre propre parcours personnel par l’expérience cathartique d’un parcours différent, celui du personnage. À l’inverse, l’expérience peut vous amener à reconsidérer des pans de votre identité, de vos valeurs, et à les modifier à la lumière d’éléments de réflexion nouveaux, vers une situation plus conforme à vos aspirations véritables et jusque-là inavouées ou déniées.
Sans aller aussi loin, ressentir cet effet peut être une fin satisfaisante en soi : c’est l’adrénaline du parachutiste, l’excitation créatrice de l’auteur pour son œuvre, l’exaltation du sportif qui franchit une nouvelle limite. Flirter avec la limite, se mettre en danger, ressentir vivement, se faire un peu mal, sans remettre pour autant en question tout ce que l’on est, c’est aussi une manifestation de l’effet Bleed. Ce qui éclaire à posteriori le terme anglais Bleed, en français “saigner” : saigner, se faire mal, se blesser, souffrir, se mettre en danger, sans prendre le risque de mourir ou de se détruire pour autant.
Apprenti-sorciers ?
Reste que l’exercice est une prise de risque, et peut donc avoir des conséquences indésirables. D’autant plus quand on met en jeu sa propre identité, son ressenti, ses convictions.
À mon sens, rejeter en bloc la recherche de l’effet Bleed est tout aussi absurde que l’ériger en Saint Graal. Être conscient que le GN, lorsqu’il en vient à flirter avec certaines limites, peut présenter un risque, me paraît plus pertinent et productif que nier en bloc cette possibilité, restreindre le champ du jeu à des occurrences réputées parfaitement “safes”, enfermer le GN dans un cadre sclérosant et laisser livrés à eux-mêmes les malheureux qui se retrouveraient malgré tout dans pareilles situations.
C’est finalement d’exploration dont il s’agit : des possibilités du jeu, des outils de mise en situation, des mesures de sécurité, des solutions nouvelles à apporter à une pratique qui évolue, heureusement. L’exploration n’exclut jamais la prudence. La prudence, ça commence par identifier le danger, l’anticiper, réduire le risque autant que possible en amont de l’activité.
Et de poursuivre en débattant, sonder les sensibilités de chacun, échanger des expériences vécues. Surtout, s’interroger sur ses propres attentes en matière de GN : mieux se comprendre, pour mieux se connaître, pour mieux se situer dans le panorama des différentes pratiques ludiques. Du pur divertissement non-scénarisé à l’expérimentation psycho-sociale, sans juger d’une prétendue prévalence d’un format sur l’autre.
Bross
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24 septembre 2012 at 0 h 54 min
Excellent article ! Je salue l’explicitation de ce cercle magique et de l’effet bleed. Pour ma part, je trouve surtout un intérêt à savoir qu’ils existent, afin de mieux gérer l’effet lorsqu’il se
présente.
24 septembre 2012 at 1 h 08 min
Un très bon article, dont j’ai beaucoup aimé suivre l’argumentaire et la conclusion. Cependant, j’aurais bien aimé pouvoir profiter d’une bibliographie un peu plus précise, de référence, voire
d’exemples concrets qui pourraient illustrer le “risque” représenter par l’effet bleed. L’ensemble reste très abstrait à mon goût, et au final, peu justifié. Mais peut-être trouverais-je de quoi
me renseigner sur l’article précédent ? ^^
En tout cas, très chouette !
25 septembre 2012 at 1 h 56 min
J’entends bien tes observations, Nikky, qui me semblent parfaitement justifiées. Je n’ai pas trouvé (ou pas assez cherché :D) de bibliographie ou de sources sur le sujet. Quant aux exemples
concrets que je pourrais citer, ils relèvent de ma propre expérience, ils sont par définition complètement personnels. Par pudeur comme par souci de clarté, je ne peux absolument pas m’en servir
comme exemple.
A ce stade, je reconnais bien volontiers que c’est très abstrait.
Mais encore une fois, on est à mon sens dans un domaine qui relève de l’expérience, du parcours personnel, voire d’une part de hasard : je ne pense pas qu’on puisse s’inscrire sur un jeu en
estimant par avance les risques d’effet bleed, déjà parce qu’on n’en connaît pas l’intégralité du contenu, ensuite parce qu’on réagira à ce contenu, ou pas, en fonction de sa réceptivité du
moment.
En fait, on ne peut (sans doute) identifier un effet bleed qu’une fois qu’on est dedans. Si cet article peut au moins sensibiliser les lecteurs à cette situation, et permettre de l’identifier, de
mieux la comprendre et de prendre du recul plutôt que de nager en pleine confusion, c’est déjà pas si mal ^^.
25 septembre 2012 at 2 h 10 min
Ah si, une référence qui ne parle pas directement de GN ni d’effet bleed, mais qui pourrait éclairer les lecteurs curieux.
La Construction du personnage, de Stanislavsky. C’est le deuxième volet d’une méthode d’art dramatique destinée aux acteurs, rédigée sous la forme d’un roman d’apprentissage. Je cite ça de
mémoire, je peux me tromper sur les détails 🙂
Il y a plusieurs situations où les apprentis acteurs sont poussés par le metteur en scène à puiser dans leur mémoire émotionnelle. Afin de puiser dans d’authentiques ressentis pour nourrir leur
jeu d’acteur. C’est clairement une recherche d’effet bleed délibérée.
25 septembre 2012 at 0 h 39 min
Nikky, deux exemples concrets et personnels (un positif et un négatif) : 1/ Le temps d’un GN, j’ai joué un personnage qui avait l’impression de se détacher de la réalité, qui n’arrivait plus à se
sentir concerné par ses proches et les choses qui arrivaient aux gens autour de lui. J’ai joué à fond cet aspect du personnage, même peut-être au-delà de ce qui était suggéré dans la fiche de
personnage, parce que ça me parlait directement. En effet, c’est quelque chose que j’ai déjà ressenti moi-même, donc dans lequel je pouvais puiser pour alimenter mon jeu. De la même manière, après
le jeu, j’ai eu du mal à sortir de cet état d’esprit. J’ai dû faire un effort conscient pour y échapper. 2/ Dans un autre GN, je jouais un personnage tiraillé entre ses conviction profondément
bonnes et un désir de réussite personnelle. Après moult événements, discussions et introspections, le personnage a pris la décision que ce qui lui importait réellement, c’était faire le bien et
aider ses proches. Après le jeu, ce sentiment est resté avec moi, me faisant envisager les choses de la même manière : comme mon personnage, je voulais essayer d’être quelqu’un de bien, un
“gentil”.