Quand l’inspecteur Derrick rencontre Tim Burton, y’causent pas. Ils r’prennent de la choucroute.
Fraülein Rackel c’est Miss Rachel, en vrai.
Les 26 et 27 janvier derniers, l’association « Les Amis de Miss Rachel » et plus précisément l’équipe Jimiliecorp http://www.jimiliecorp.fr proposait la cinquième session (en 3 ans) du jeu « Les Amis de Fraülein Rackel », sous-titré ainsi : une insouciante réunion familiale dans leur manoir en bordure de forêt noire. Pour 13 joueurs et quelques PNJs.
Conformément à la promesse du sous-titre ainsi qu’à la culture ludique en vigueur au sein de l’équipe organisatrice, le jeu s’inscrit dans la longue tradition des rencontres de famille pour une occasion spéciale : ici, un deuil et un héritage à solder.
Tous les clichés du genre sont respectés : chaque membre de la famille traîne son lot de casseroles et de secrets gênants ; l’accent est mis explicitement sur les liens entre les personnages, le jeu se construira sur leurs relations, leurs conflits, leur passé, tour à tour causes ou conséquences de révélations et de scènes émouvantes. Une veillée funèbre, un repas et la convocation de chacun par le notaire de la décédée structurent a priori le déroulement du jeu. Les règles sont des plus succinctes, en revanche les aides de jeu abondent sur les bonnes manières, le contexte historique, les codes vestimentaires, le traitement du rang social ou les traditions à connaître et à respecter.
Un rapide coup d’œil au calendrier passé (voir site web : www.lesamisdemissrachel.org) permet de constater que le genre « réunion familiale », ainsi que la réédition très régulière des jeux proposés semblent des traits de caractère très marqués dans l’association, et ce depuis de longues années. Un style, une patte, une marque de fabrique caractérisent ce jeu dès l’inscription, jeu qui n’échappe logiquement pas à certains travers, sans doute généralement propres au genre et/ou héritées d’une longue culture associative et ludique (par ailleurs prolifique, ce qui semble indiquer qu’il y a un public pour la production maison). Nous reviendrons sur ces quelques défauts plus bas, car ce n’est pas l’objet essentiel de la présente critique. En effet, les auteurs, tout en s’inscrivant presque religieusement dans les codes d’un GN de genre, ont introduit un biais, une distorsion des références habituelles, qui bouscule sévèrement le produit fini… Mais au vu des photos, vous devez déjà vous dire que quelque chose cloche.
Noch ein Twist um Ettersbach (ou Twist Again à Ettersbach)
En « bordure de forêt noire », on est loin, très loin des plus habituels salons so british, où l’on boit le thé le petit doigt en l’air et en crinoline. Chez Miss Rachel, les personnages pètent dans la soie. Chez Fraülein Rackel, la soie, connaît pas, alors on pète par bouchées doubles : déchéance morale, misère crasse, alcoolisme rampant (ou galopant, il y a deux écoles – et l’instituteur s’est pendu), ruine sociale, bassesse généralisée des idéaux et des mœurs, la famille ici réunie renvoie Dickens à la bibliothèque verte, tandis que les pire heures des Misérables d’Hugo vous paraissent un message d’espoir vers des lendemains fleuris.
Ici, les lendemains ne chantent pas. Ou alors en allemand, et on regrette alors le silence oppressant des campagnes stériles. Autour de cette famille, rien de mieux à glaner : nous jouons au début de l’hiver 1870, sur fond de guerre franco-prussienne. Les drames succèdent aux calamités, qui suivent de près les mouvements de troupes. Et comme nous sommes situés tout près de la frontière… Je ne puis hélas vous vanter davantage les charmes de cette belle région ni les qualités humaines de ses habitants sans dévoiler des choses qu’il vaut mieux taire. Ce rapide exposé vous aura déjà permis de comprendre l’essentiel : en proposant un contexte et des personnages aussi crasseux qu’antihéroïques, mais sans toutefois révolutionner structurellement ce genre de GN, les auteurs parviennent à créer une ambiance singulière, et sans doute unique en son genre dans le paysage GNistique français.
C’est un pari, voire une prise de risque : une ambiance aussi singulière, donc aussi fragile, suppose une entière adhésion ainsi qu’un investissement volontaire et soutenu des joueurs pour naître, s’épanouir et surtout demeurer cohérente. Sur cette cinquième session, la communication des organisateurs vers les joueurs a été limpide, voire insistante. Nous savions dans quelle m…. arécage nous mettions les pieds, nous avons embrassé, collectivement et individuellement, le projet proposé, et interprété à fond ces personnages apparemment injouables, parfois même au détriment de l’avancée de certaines intrigues. Si une part de cette cohésion et de cette « belle » ambiance peut être imputée aux joueurs eux-mêmes, il convient de saluer le rôle moteur des auteurs, et leur travail considérable, avant tout.
S’agissant d’une cinquième session, qui plus est par une équipe rompue à un rythme d’organisation soutenu (plusieurs GNs différents par an), l’efficacité et la qualité sont au rendez-vous : les fiches de personnage joliment illustrées arrivent tôt, les consignes en jeu et hors-jeu sont limpides, l’accueil sur site chaleureux et serein. Pendant le jeu, les auteurs sont renforcés par une équipe de PNJS et d’auxiliaires souvent recrutés parmi les anciens joueurs : aucune dissonance, aucun bug, aucun délai, chacun connaît parfaitement sa partition, tout roule et ronronne comme une mécanique bien huilée. Les feuilles de personnage, riches et romancées, gagneraient presque à un peu plus de concision et de synthèse tant il est ardu de se souvenir de tous les détails pendant le jeu. C’est peut-être là le seul éventuel défaut de ce jeu, voire de ce genre, indépendamment du ton et de l’ambiance uniques du jeu : le poids relatif des backstories de chacun.
Un petit bémol…
Je reprends ici les mots très justes de l’inestimable Vincent Choupaut, dans sa critique du GN Noces de Cendre, pour éclairer ce dernier point :
En effet beaucoup
de jeux centrés autour de relations de personnages entrecroisées et de révélations se concentrent sur le passé des personnages, où chacun va raconter ce qui est écrit dans sa fiche, suscitant la surprise des autres joueurs découvrant l’histoire pendant le GN. Si ce genre de révélation est un outil utile pour avancer dans un jeu, il est parfois regrettable qu’il en devienne le moteur principal, faisant oublier que les joueurs de GN sont là pour vivre et agir physiquement dans un univers, en prenant des décisions impactant réellement leur environnement et l’avenir de leur personnage.
Sur Fraülein Rackel, le choix assumé de faire évoluer des personnages « existentiellement lourds » dans un temps de jeu assez court laisse les joueurs face à une alternative cruciale : soit ils exploitent effectivement leurs backstories respectives pour créer du jeu et installer une ambiance forte par des révélations, parfois au détriment de l’action ; soit ils mettent ces backstories en retrait de l’action et de la conduite d’intrigues, au risque de passer carrément à côté du jeu, malgré les avertissements pertinents des auteurs sur, justement, le rôle moteur de l’exploitation du passé du personnage. Sur cette dernière session, l’ensemble des joueurs a heureusement choisi la bonne option, sans pour autant délaisser complètement les quelques opportunités d’action concrète offertes par le déroulement du jeu.
À titre personnel, je goûte peu le déballage organisé de points de backgrounds – que je n’ai, par définition, pas vécu en jeu – pour pouvoir créer du jeu : je préfère des personnages au passé moins détaillé, mais avec une psychologie plus approfondie, qui me permette d’évoluer à l’instinct, sans constamment devoir se remémorer des passages de la fiche. Le temps d’un GN est court, j’ai plus de satisfaction à agir pendant ce temps qu’à raconter une vie qui n’est pas la mienne. Par ailleurs, je trouve souvent incohérent que des personnages voient leurs existences émaillées de plus ou moins d’événements espacés qui trouvent TOUS un écho critique le même jour, dans la même pièce, avec pile-poil les bonnes personnes réunies. Et quand ce n’est plus cohérent, je sors facilement du jeu.
À plusieurs reprises, et malgré l’élan collectif, j’ai freiné un peu sur le côté révélation, d’autant plus que ça ne correspondait pas vraiment au personnage de s’épancher sur ses propres malheurs ni de prêter attention aux malheurs des autres. Dans la même logique, lorsque j’ai dû choisir entre agir, construire, fédérer, lutter contre le chaos de nos existences de misère, ou crever des abcès anciens qui n’auraient pas eu un grand impact tangible, sinon de rendre nos calvaires encore plus insupportables, j’ai souvent privilégié l’action, à contre-courant de certains autres joueurs.
Navré d’exposer un point de vue très personnel, mais il sert le propos de cet article : malgré ces réticences, d’ordinaire tout à fait capables de me gâcher le plaisir, je ne suis pourtant jamais sorti du jeu, grâce à cette ambiance unique et aussi pour une raison cette fois extérieure au jeu, qui m’amène à la conclusion.
Cette session est un succès probant pour ses organisateurs comme pour l’ensemble de ses participants – un PNJ commentait d’ailleurs que c’était la première fois qu’il voyait ce jeu tourner à plein régime et révéler son entier potentiel, après avoir assisté à trois sessions (1 en joueur, 2 en PNJ). Une petite partie du mérite en revient aux joueurs, motivés, cohérents, sur la même ligne de jeu, avec un rôleplay constant et un souci partagé de donner corps à une histoire et une ambiance, le tout dans un fair-play total.
Mais l’essentiel du mérite revient néanmoins aux auteurs et organisateurs principaux, Émilie et Jimmy. Non contents de mener plusieurs organisations de front, ils parviennent également à entendre les critiques et les suggestions, et remettent leur ouvrage sur le métier régulièrement, en tout cas pour ce Fraülein. Cinq sessions d’un même jeu, régulièrement corrigé, ajusté, repris, réécrit partiellement, au gré des réussites et des échecs (car il y en a eu, et d’assez sévères pour avoir envie de tout laisser tomber, de leur propre aveu), tant de dévouement et d’énergie mérite le respect.
C’est néanmoins sur une autre vertu des organisateurs que je voudrais conclure. On a souvent tendance à dire qu’il n’y a pas de public dans un GN, seulement des acteurs. C’est une position compréhensible, mais très égoïste : aux premières loges, on trouve normalement les auteurs du jeu. Sur ce Fraülein, la bonne organisation générale du jeu libère les organisateurs des tâches ingrates qui les privent souvent de pouvoir profiter un peu du spectacle de leur création qui prend vie. En plus d’être disponibles, généreux, accueillants, efficaces, Emilie et Jimmy s’émerveillent toujours, malgré les rééditions, de voir leurs “bébés” incarnés. Cet émerveillement est largement contagieux, et nous rappelle pourquoi nous faisons du GN.
De plus, l’émerveillement nous entraîne à dépasser le cadre de ce que nous croyons être nos goûts ou nos attentes en matière de jeu. L’émerveillement nous permet de nous ouvrir au projet d’autrui, à la façon dont des auteurs conçoivent et réalisent leurs propres envies. L’émerveillement nous rappelle le désintéressement, le travail, l’abnégation des auteurs. Il suscite l’altruisme, pousse à l’écoute attentive de l’autre plutôt que la quête pour soi, d’une satisfaction immédiate.
Et relativise sensiblement la portée des critiques !
Un grand merci.
Bross
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7 février 2013 at 0 h 26 min
SAUERKRAUT!
7 février 2013 at 3 h 57 min
Une critique très juste comme d’habitude. Pour avoir participé à la dernière cession, je ne peux que recommander très chaudement ce GN d’ambiance unique. La choucroute à elle seule vaut le détour
🙂
7 février 2013 at 8 h 04 min
Pour faire écho à l’article précédent, et découvrant le Fraülein Rackel, je trouve les photos proposées très immersives et parlantes quant à l’ambiance créée sur le jeu. J’aurais même rajouté
Jeunet à Derrick et Burton !
Par rapport à la critique émise dans l’article, je serai curieux de connaitre la taille d’une feuille de personnage, la quantité d’infos de backs à intégrer.
C’est bien tentant en tout cas comme GN…
7 février 2013 at 8 h 07 min
Une bien belle critique pour un excellent jeu qui offre une ambiance rare.
7 février 2013 at 8 h 13 min
Superbes photos, bien immersives, ça donne un bon ressenti de l’ambiance et du bonheur de se retrouver en famille ! J’ai pensé à Delicatessen en les regardant…
Pour la critique émise dans l’article, je serai curieux de connaitre la taille d’une feuille de perso et le nombre d’infos à intégrer avant le jeu. Le risque effectivement c’est que le RP soit un
peu téléguidé. Mais ça donne envie d’essayer.
7 février 2013 at 8 h 14 min
Oups! le premier message n’était pas passé chez moi…
7 février 2013 at 0 h 39 min
98811 signes et 24 pages dans mon cas. Je ne pense pas avoir
hérité du personnage le plus épais.
7 février 2013 at 0 h 46 min
Par ailleurs, puisqu’on parle (à raison) des photos, il faut vraiment souligner le travail remarquable de Joram, surtout que les conditions de luminosité étaient, de son point de vue, difficiles.
Difficiles, comme dans la phrase : “Un stage commando de 10 jours en Guyane, encadré par un vétéran viré de la Légion étrangère pour violence excessive, dans le cadre d’une cure de
désintoxication pour mineurs héroïnomanes délinquants, en pleine mousson, c’est chaud. Avec une gastro, c’est difficile”.
8 février 2013 at 1 h 53 min
C’est à dire que les photos de nuit, à la chandelle, c’est pas idéal pour le photographe.
On a quand même fait un effort et allumé quelques lumières pour Joram. La session précédente, c’était vraiment tout à la chandelle (et la photographe nous déteste, je crois).
L’avantage, c’est que vu le contexte, si les photos sont moches c’est même encore mieux. Donc pas trop de pression.
Bravo l’artiste, merci Joram!