Curieux de découvrir un nouvel aspect du GN, nous (un petit groupe de 4 joueurs) avons décidé d’expérimenter le Jeepform, afin de comprendre les principes de cette façon de jouer inhabituelle (en tous cas en France) et de voir ce qu’elle pouvait nous apporter dans notre pratique et notre réflexion sur le jeu de rôle.
Pour cela, nous nous sommes appuyés sur le site http://jeepen.org/dict/, et sur la large documentation et les explications mise en lignes. L’auteur principal, Tobias Wrigstad, nous a également accompagné et conseillés avant le jeu.
C’est de cette démarche expérimentale (plusieurs participants se reconnaissant dans l’association eXpérience qui a pour but d’expérimenter de nouvelles façons de jouer, et explorer toutes les facettes du jeu qu’offre le GN. (Leur site : http://experiencegn.jimdo.com )) que je vais essayer de rendre compte ici.
Cet article n’est donc nullement une critique, mais plutôt un exposé sur cette forme de jeu et ce que nous en avons compris et retiré après un premier essai (et il en faudra d’autres avant de pouvoir précisément cerner le principe…). L’idée n’est pas de dire non plus, si cette façon de jouer est bien ou mal, mieux ou moins bien que le GN que l’on connaît, mais plutôt de se pencher sur des mécanismes de jeu qui sont au minimum intéressants à titre d’expérience.
Qu’est ce que le Jeepform ?
Le Jeepform est une façon d’aborder le GN qui tire son origine des pays scandinaves. Cette façon de jouer est très proche du Freefom, c’est-à-dire une façon de jouer avec un minimum de règles, en plaçant le déroulement et la construction d’un récit au premier plan. Ses défenseurs le décrivent comme un intermédiaire entre le JDR et le théâtre d’improvisation. La direction de l’histoire et du récit est placée directement entre les mains des joueurs, sans nécessiter (ou a minima) l’intervention d’un GameMaster. Ce qui fait la spécificité du Jeep par rapport au Free est assez complexe et ne sera pas plus expliquée ici, mais les puristes parviennent à distinguer les deux formes.
(plus d’informations ici: http://jeepen.org/dict/ (en anglais))
Donc… une expérience de jeu, résolument narrativiste, qui place la construction et le ressenti du récit en première ligne, en minimisant les règles et en livrant les pleins pouvoirs au joueurs… voilà qui peut dérouter en premier lieu. Encore plus, si je résume à titre d’exemple les grandes « vérités » des jeepers (disponibles en intégralité sur le site http://jeepen.org/dict/), il y a de quoi être décontenancé, par rapport à notre pratique habituelle du GN.
On y retrouve ces quelques idées fondamentales :
– De la restriction, naît la créativité. Pas de décor, pas de costumes, cadre minimaliste, pas de caractérisation de personnages sinon quelques lignes qui doivent mettre le joueur sur une piste à explorer par-lui même.
– Nécessité d’un message, de savoir de quoi on traite. Effectivement, la plupart des scénarios de Jeepform traitent souvent de sujets graves, parfois très violents émotionnellement (l’amour, le mensonge, la drogue, la violence, la dépression, voire le suicide..). Le cadre épuré permet une confrontation directe avec des émotions, des situations en elles-mêmes très éprouvantes. Ainsi des thèmes quotidiens leur semblent plus intéressants que des sujets épiques, loin de la réalité des joueurs…
– Pas de nécessité pour les joueurs d’avoir le même impact et la même part à prendre dans le déroulement du jeu. Encore une fois, c’est le récit qui prime sur le rôle individuel. De même, sur certains scénarios, ils est proposé aux joueurs de changer de personnage en cours de jeu, d’en incarner plusieurs, ou de rejouer plusieurs fois une même scène afin de faire ressortir les émotions les plus fortes, et d’élaborer l’histoire la plus intéressante possible.
–Les jeux sont souvent volontairement courts, afin de ne pas faire chuter trop l’intensité. (2à 6h habituellement). De même, la proximité des joueurs, leur petit nombre, sont souvent recherchés.
– La Transparence: fréquemment, on retrouve l’idée que les joueurs doivent tout savoir (et de nombreux jeux se jouent en une complète transparence au niveau par exemple des intrigues). En tous cas, ils doivent continuellement savoir ce qu’ils jouent et où cela doit les mener. La fin est souvent connue dès l’entrée de jeu (ce qui intéresse est de savoir comment mener les personnages de la façon la plus intéressante possible de la situation initiale à la situation finale), ou bien est construite par les joueurs, parfois même en parallèle du jeu. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas du tout inconcevable de rejouer plusieurs fois un même scénario, que les joueurs incarnent ou non le même personnage.
– Le jeu peut être interrompu, reconstruit, et certaines règles (pas toujours nécessaires) peuvent aider. Ainsi, on trouve plusieurs types de mécanismes ou conventions de jeu qui servent à faciliter, ou à fluidifier le déroulement du jeu. A titre d’exemple, des monologues entendus par tous les joueurs mais pensés par le seul personnage sont fréquemment utilisés. Des courbes peuvent être utilisées pour la résolution de conflits, comme je le développerai dans l’exemple du jeu que nous avons testé.
Notre première expérience du Jeepform
Voici à quoi a ressemblé notre expérience du jeu (et il y a fort à parier qu’un autre jour, avec d’autres joueurs, et un autre scénario, elle aurait sans doute été toute autre…). Ce scénario comporte beaucoup de spécificités qui lui sont propres, et tous les jeux ne semblent pas se dérouler pareil.
Nous avons donc choisi un scénario et nous sommes lancés. Nous avons opté pour « Hostages » (disponible en anglais sur le site). Vous l’aurez compris, pas de spoil à risquer sur ce type de jeu, voilà donc de quoi ça parle :
« Hostages » est un Jeepform pour un nombre de joueurs variable, au minimum 3. Les auteurs recommandent un GameMaster, mais compte-tenu des choix que nous avons faits pour l’élaboration du jeu (plusieurs parti-pris possibles) nous avons finalement décidé de nous répartir cette tâche…
Il s’agit d’un groupe de personnages qui prennent en otage la bourse de New York avec des explosifs, et demandent la libération du terroriste Zacarias Moussaoui sous 24h sans quoi ils feront tout sauter. Nous savons que les joueurs sont infiltrés depuis un moment en ces lieux, et que la police va envoyer un négociateur. L’issue du jeu est laissée libre. Ce sont les seuls éléments donnés au départ.
Voilà les différentes étapes qui ont précédé le début de jeu proprement dit:
1- Choisir si on joue en totale transparence ou non, c’est à dire si l’ensemble des traits de caractère et des intrigues entre les personnages seraient connus de tous. Décidé à tester le concept jusqu’au bout, nous avons opté pour la totale transparence.
2- Décider de l’histoire : en aucun cas il ne s’agit d’écrire le scénario, mais de se mettre d’accord sur « qu’est ce qu’on joue? » 4 choix nous étaient proposés à titre d’exemple :
– l’histoire simple : on est des terroristes et l’action se déroule dans l’ordre.
– la fausse histoire : on est d’un autre camp (par exemple des représentants de l’extrême droite) et nos revendications cachent un plan plus complexe (obtenir la libération de Moussaoui pour le tuer par ex)
– le who survived? : Le résultat de la prise d’otage est décidé avant de jouer, et un des survivants, fait prisonnier, raconte les évènements. Le jeu se déroule en flash-back, avec des mensonges possibles, et différentes version d’une même scène. On pouvait alors faire tourner les joueurs incarnant le suspect interrogé, afin de ne pas révéler qui avait survécu.
– enfin, le What if…? : L’inverse du précédent, mettait en scène les terroristes avant leur coup, en train d’anticiper comment il allait se
dérouler…
Nous avons choisi un mix personnel : une fausse histoire racontée en flash-back où nous étions des casseurs de génie, prétextant la prise d’otage pour faire appliquer le plan anti-terroriste et détourner 25 milliards.
3- Choisir une intrigue liant chaque joueur au joueur à sa gauche. Soit 4 intrigues. Une liste était proposée mais nous pouvions en inventer. On entend alors par intrigue, une situation (de conflit, d’amour, d’opposition, de collaboration… caractérisant les relations de deux personnages).
Nous avons pris: une histoire d’amour, une histoire de rivalité fraternelle, une situation d’admiration, une situation d’émulation réciproque.
4- Choisir pour chaque personnage un trait de caractère par rapport à la trame centrale. Les traits ne concerne que la psychologie propre de chaque personnage, ce qui défini son caractère, et qui aura des implications sur toute personne avec laquelle il interagira. Là encore, quelques propositions ou libre court à la création. Au final nous avions: un « bad guy » sadique, un gentil idéaliste, un pessimiste, un nerveux.
5- Décider de combien de temps ou combien de scènes on allait jouer. Débutant, on a choisi 12 scènes comme dans l’exemple (et on en a joué finalement 13).
6- Décider comment le jeu commence.
Les courbes : Par ailleurs, nous avons été confrontés à un mécanisme complètement inhabituel: pour l’histoire globale, les intrigues inter-personnages et les traits, nous avons dû déterminer des courbes. En cours de jeu, la réussite des actions, la tendance de l’histoire, le retentissement d’un trait ou d’une interaction sur le déroulé dépendait de la déclivité de la courbe à cet instant T.
Par exemple, si au cours de la scène, un des otages implore la pitié du bad guy, celui-ci pourra se confronter à la position de sa courbe de trait : si elle est en pente ascendante, et haute, il sera impitoyable, alors qu’une courbe descendante et très basse, l’informera que ce trait de personnalité n’est pas dominant à ce moment et l’incitera à la clémence…
De même, si les joueurs expriment le besoin impératif de trouver un ordinateur qui fonctionne, un simple coup d’œil sur la courbe représentant la tendance de l’histoire suffira pour leur apprendre s’ils trouvent ou non. Cette dernière courbe rythme à elle seule les moments d’échecs et de réussite.
Concrètement, c’est difficile… et surtout pour une première fois. Tenir compte de toutes les courbes simultanément (et encore, nous nous étions limités à 4 courbes en tout) sans perdre le reste du jeu à l’esprit était complexe. Sans doute qu’avec l’habitude, le mécanisme devient plus fluide. Mais l’idée nous a bien intéressés.
Premier Bilan
Ensuite nous avons joué… l’histoire obtenue présente à mon sens peu d’intérêt à raconter ou à lire. Oui, la soudaine confrontation avec Moussaoui alors qu’aucun de nous ne parlions arabe a été drôle. Oui le retournement final a été un régal, mais c’est notre histoire, et ce n’est pas révélateur de l’expérience vécue.
Voici plutôt les principales difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés, et quelques unes de nos impressions…
Une difficulté est apparue puisque nous intercalions les scènes de témoignage avec les scènes de flash-back, ce qui a donné un travail intéressant sur les points de vue. Mais aussi, deux réalités différentes en alternance, pas toujours simples à gérer. Pour cela, nous avions séparé l’espace de jeu en deux zones : la zone « interrogatoire » et la zone « flash-back ».
Nous avons également un peu tâtonné dans le « que raconter en tant que témoin ?» comment donner des pistes qui vont donner du jeu, sans tout décrire et en laissant une grande liberté aux joueurs? Quelles scènes privilégier? Comment donner la place aux traits et aux intrigues de s’exprimer sans perdre de vue le déroulement de l’histoire?
En effet, incarner un témoin n’était pas facile, pas plus que faire le lien entre la scène du témoignage et la scène de prise d’otage. Concrètement, nous avons donc choisi de prendre chacun notre tour le rôle de témoin, pour trois scènes consécutives ce qui semblait plus facile que de changer de narrateur (donc de point de vue) trop souvent. L’identité du témoin, sa situation devait être improvisée et révélée durant son témoignage, ainsi que l’orientation de l’histoire à ce stade, mais il est arrivé que l’on concerte afin d’être d’accord sur le déroulement de l’histoire.
Cela nous a contraints à faire des pauses et à passer en mode « hors jeu ». Je pense qu’avec davantage de temps, et en choisissant de pouvoir rejouer plusieurs fois une même scène, ou de jouer des scènes alternatives, on aurait pu s’interdire cette concertation, et laisser complètement libre court à l’improvisation de chacun.
L’exercice difficile est de doser ce qu’on raconte. Ne pas en dire trop pour laisser libre part à la créativité et l’improvisation des joueurs, et en dire suffisamment pour que ceux-ci puissent immédiatement saisir le contexte et donner corps à la situation. Il faut garder à l’esprit la différence de point de vue : le témoin ne comprend la scène que par ce qu’il a vu ou entendu.
Deux exemples, théoriques : imaginons deux versions du premier témoignage du premier témoin :
«Jje suis MrX, je travaille à la bourse de NY depuis cinq ans. Je suis arrivé en avance au travail, ce matin, et j’ai vaqué à mes occupations en attendant que le bâtiment se remplisse. Vers 10h, je suis allé aux toilettes…. J’allais en sortir lorsque j’ai entendu les gens crier. J’ai passé la tête dans le couloir, et c’est la que je les ai vus. Ils étaient deux, un homme très inquiétant et une femme, et ils semblaient se disputer…les gens étaient terrifiés… »)
Dans cet exemple le narrateur explique brièvement et de façon claire qui il est. Il choisit donc de faire jouer une scène de conflit (sans doute la courbe correspondant au déroulement de l’histoire était en train de chuter), et a expliqué qui devait jouer (sans doute le bad guy et la femme). Cependant, il place une scène de conflit, sans donner vraiment de matière aux joueurs pour rebondir.
La scène risque de rapidement perdre son intérêt. Les deux joueurs vont donc immédiatement sur la zone de jeu, il savent qu’ils sont dans un couloir, et qu’ils doivent se disputer, ce qui est assez mince. Ils peuvent peut-être utiliser leurs traits de caractère, ou bien l’intrigue qui les lie, pour trouver matière à dispute, mais l’histoire globale risque de ne pas être très intéressante, et la scène suivante, pas facile à enchaîner.
Deuxième exemple, qui serait l’extrême inverse :
« je suis MR X (….) J’allais en sortir lorsque j’ai entendu des gens crier. Dans le couloir, un homme et une femme se disputaient. L’homme reprochait à la femme de n’avoir pas coupé assez rapidement l’alarme. Il l’a insulté, et la femme lui a donné une claque. Alors un second homme est arrivé, et a menacé la femme de son revolver en lui disant d’arrêter de faire la maligne. Puis le téléphone à sonné et c’était le chef de la police. Il a du demander la libération des otages, perce que celui qui a décroché à ri en disant « je ne libérerai personne avant que… »
Dans cet exemple au contraire, tout est raconté, dicté. Et la part laissé aux joueurs est très pauvre. Ils ne sont alors qu’exécutants du récit, et même leurs dialogues sont presque déjà écrits.
Bref… Un peu compliqué de décrire la scène de façon idéale. De savoir en dire assez sans trop en dire.
Normalement, dès la fin du récit, les joueurs se mettent en place et commencent immédiatement. Ceux qui ne sont pas impliqués peuvent jouer les otages ou la police, ou juste assister en tant que public.
Nous avons tenu compte des courbes assez tard, et avons négligé d’introduire des mécanismes de jeu (par exemple, certains monologues auraient pu être vraiment intéressants). De même, nous n’avons pas exploré la piste des scènes rejouées, des témoins qui mentent… ce qui faisait trop pour une première fois.
Nous avons un peu regretté de ne pas avoir choisi de GameMaster qui a aussi pour vacation de jouer les « extras » (proche du concept de PNJ), ce qui nous a empêché parfois d’être tous présents avec des personnages extérieurs… (Encore que l’absence d’un personnage sur une scène est parfois très intéressante à exploiter sur la scène suivante)
Nous nous sommes aussi interrogés sur la possibilité d’un public (puisque certains Jeepforms comportent un public, dont notamment le GM (quand il ne joue pas). Au début, nous étions contre, afin que tous participent à l’expérience, mais assister à certaines scènes dans lesquelles nous ne figurions pas s’est révélé assez riche (proche sans doute de l’idée d’écoute le monologue intérieur de quelqu’un)
Beaucoup de questions et de pistes inexploitées donc… Cette expérience nous a donc laissés un peu sur notre faim, comme si nous avions juste effleuré l’idée générale.
À titre personnel, pour l’instant, le Jeepform me fait l’effet d’un exercice de style parfois un peu abrupt. Sans doute que pour s’amuser vraiment et y trouver ce que l’on recherche, il faut en prendre l’habitude, et nous avons été gênés par notre statut de novices. En effet, nous avons consacré beaucoup de temps à comprendre le principe et à nous questionner, parfois au détriment du jeu, tendance qui devrait s’estomper par la suite…
Nous avons néanmoins découvert que beaucoup de ce qu’on considère comme des incontournables du GN (des secrets, des costumes, des joueurs à égalités d’information avec leur personnage, des backgrounds riches…) ne sont en fait que des conventions, des habitudes… Est-ce aussi intéressant que le GN qu’on connaît ?, c’est ensuite à chacun de voir, et nous ne sommes pas allés assez loin pour en juger…
Des façons de jouer extrêmes comme celle-ci nous montrent que le fondamental en GN, c’est bien une volonté de la part des participants d’interpréter leurs personnages, et de croire en leur histoire, et qu’on peut jouer avec les limites et les codes.
En conclusion, cet article n’est bien entendu pas exhaustif, et l’expérience mérite d’être réitérée, explorée, peaufinée.
Pour plus d’information, le site http://jeepen.org/dict/, qui propose un large exposé théorique et des scénarios « prêts à jouer ».
Si l’expérience vous tente, n’hésitez pas à nous contacter, afin de découvrir par-vous même de quoi il s’agit et ce que ça pourrait vous apporter.
Pour nous contacter :
le forum de Rôle : http://www.asso-role.fr/phpBB/viewtopic.php?t=2748&highlight=jeepform , asso de Gn parisienne dont nous sommes tous membres : nos pseudos : marine, hoog, zongo, hervé
l’asso eXpérience : http://experiencegn.jimdo.com
ou par mail marine.schwab_at_gmail.com ou Herve_at_durand.tv
Mise à jour : Des Jeepforms ont été traduits sur http://www.murder-party.org/sc%C3%A9narioth%C3%A8que/section-jeepform/
Marine SCHWAB
Derniers articles parMarine SCHWAB (voir tous)
- Critique – Fahrenheit 1.9 - 13 août 2012
- Le Pacte - 21 décembre 2011
- Critique – La complainte de Berthold Brumer (Warhammer) - 7 décembre 2011
Commentaires récents