Dans cet article en deux parties, je vais chercher à définir l’immersion et à trouver sa place dans les modèles théoriques existants. J’espère qu’ainsi les joueurs en quête d’immersion sauront dire avec plus de précision ce qu’ils attendent d’un jeu, et que les auteurs et organisateurs pourront mieux répondre à leurs attentes en leur expliquant clairement de quels éléments leur jeu est composé.
Le sujet de l’immersion préoccupe en effet les théoriciens depuis les toutes premières discussions sur ce qu’est le jeu de rôles et ce que les participants en attendent. Cette préoccupation semble être même devenue majeure lorsque l’on a commencé à parler de jeu de rôles grandeur-nature. Il suffit de comparer les articles sur la toile pour s’en rendre compte. Si ceux concernant le jeu de rôles sur table abordent parfois le sujet de l’immersion, c’est sans comparaison aucune avec ceux concernant spécifiquement le GN, qui font quasi systématiquement référence à cette notion. Je vais donc tâcher de poursuivre cette tradition et d’apporter ma contribution à l’édifice dans cet article, tout en revenant sur les textes antérieurs qu’il ne me semble pas inutile de rappeler. Il ne sera pas dit qu’Electro-GN laisse de côté un sujet qui prend une telle place dans les réflexions des GNistes à travers le monde.
Commençons déjà par savoir de quoi nous parlons. Ron Edwards disait en 2001 de l’immersion : On peut en trouver beaucoup de définitions différentes dans la culture rôliste. La définition la plus substantielle que j’aie vue est que l’immersion est le sentiment d’être « possédé » par le personnage. À la même époque à peu près, on pouvait lire dans le vœu de chasteté du joueur promulgué par le manifeste de Turku : Quand je joue un personnage et que je m’y immerge, mon but premier sera de simuler ce qui se passe dans l’esprit de ce personnage, et la manière dont cela affecte son comportement. Petter Bøckman ajoutera à cela un peu plus tard qu’il s’agit pour lui de ressentir ce que le personnage ressent. Bien que ces tentatives de définition soient un peu trop restrictives, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article, elles constituent néanmoins un bon socle de réflexion. Il y a donc dans la recherche de l’immersion, communément appelée « Immersionnisme », la volonté d’être « absorbé », de se couper de toute réflexion extérieure à l’univers du jeu. On retrouve d’ailleurs fréquemment chez différents auteurs ce rejet des éléments hors-jeu ou méta-jeu, constituant pour eux une limitation ou une perte d’immersion. On peut lire dans Dogma 99 : Une utilisation exagérée des signes mène facilement à des absurdités en jeu, puisqu’il est compliqué pour les joueurs de se rappeler ce que représente chaque signe. L’immersion d’un GN se dissout dans les signes. De même Mike Pohjola impose à ses disciples dans le manifeste de Turku plusieurs règles de ce type : Je n’utiliserai pas de méthodes non diégétiques (sortant du monde du jeu), telles que de la musique d’ambiance ou des commentaires hors-jeu et hors-sujet, pendant que je joue, s’il y a quelque autre manière de jouer la situation. Ou encore : Pendant que je jouerai, je me concentrerai sur le fait de m’immerger dans mon personnage, pas d’essayer d’améliorer le vécu de la partie des autres joueurs. J’essayerai d’être fidèle à mon personnage sans penser que je vois un fil d’intrigue que je devrais suivre.
Si j’ai bien suivi mes cours de théorie rôliste, et notamment l’étude du modèle GNS, je sais qu’il existe trois tendances pour essayer de caractériser un jeu, et qu’elles correspondent chacune à des attentes différentes pour chaque joueur. La recherche de l’immersion ressemblant fortement à une nouvelle attente de joueur, on est donc tenté de se dire que ce bon vieux John Kim a oublié cet aspect-là en écrivant son Threefold Model. Ce n’est pas grave, on va l’ajouter discrètement, ni vu ni connu, et tout le monde sera content.
L’immersionnisme est-il la quatrième voie ?
C’est en tout cas ce qu’affirme l’école de Turku dans son manifeste, en se gardant bien d’expliquer pourquoi l’immersionnisme s’est tout d’un coup retrouvé là aux côtés de ses trois grands frères. Qu’à cela ne tienne, Mike Pohjola et ses disciples défendent bec et ongles le simulationnisme et l’immersionnisme, qu’ils opposent à ces sous-genres que sont le narrativisme et le gamism.
Petter Bøckman quant à lui, bien embêté par ce nouveau venu, mais désireux de conserver le modèle à trois volets qu’il connaissait, eut l’idée fantastique en 2002 d’y remplacer le simulationnisme par l’immersionnisme, et hue cocotte. Sur le papier, cela ne semblait pas idiot. Le modèle à trois volets de John Kim définissait le simulationnisme ainsi : « Ce style veut que les événements en cours de partie soient résolus seulement à partir d’éléments internes à l’univers de jeu, sans qu’aucune considération de méta-jeu ne vienne affecter la décision. » Les immersionnistes n’étant pas non plus férus de méta-jeu, il semblait bien que simulationnisme et immersionnisme étaient finalement deux notions trop proches pour appartenir au même modèle.
Le premier élément qui vient sérieusement faire vaciller le modèle de Bøckman, c’est que si le simulationnisme et l’immersionnisme refusent tous deux le hors-jeu, c’est pour des raisons bien différentes. L’immersionniste cherche avant tout à éviter tout ce qui pourrait venir « briser » son immersion, et le faire sortir de l’univers. Le simulationniste a des préoccupations différentes, consistant à faire vivre un personnage crédible dans un univers crédible. Son rejet du méta-jeu s’oppose en premier lieu au fait de forcer artificiellement certains éléments de l’univers, par exemple pour faciliter la résolution d’une intrigue. Ainsi un joueur qui interprète son personnage sans chercher à ressentir aucune de ses émotions, mais qui prend avant tout plaisir au fait de le voir évoluer dans un univers qui représente une réalité crédible à ses yeux, sera assurément simulationniste, mais pas le moins du monde immersionniste, si l’on considère les définitions données un peu plus haut.
Le second élément qui vient finir d’achever le modèle de Bøckman, et par la même occasion la modélisation en quatre volets de l’école de Turku, c’est que l’erreur fondamentale est d’avoir voulu mettre la recherche d’immersion sur le même plan que les trois autres volets.
Kim 1 – Pohjola/Bøckman 0
Remontons à la source. La grande force du modèle à trois volets de John Kim, repris et approfondi par la théorie du GNS de Ron Edwards, c’est d’avoir modélisé avec justesse les différentes tendances pour construire un jeu, selon les priorités que l’on se donne, et qui permettent de se mettre d’accord entre auteurs et participants sur ce que le jeu va être ou ne pas être, sur ce qu’on peut penser y trouver, du point de vue de la structure et des situations de jeu qui le composent. La conséquence de cela est d’avoir permis aux joueurs de dire qu’ils préféraient telle ou telle sorte de jeu, et de clarifier leurs attentes. Et l’erreur de Mike Pohjola et Petter Bøckman a été de considérer que cette conséquence indirecte était à l’origine même du modèle. Ce modèle NE concerne PAS les attentes des joueurs. Aucun modèle ne s’y risquerait d’ailleurs, imaginez un peu la multiplicité des attentes d’un joueur de GN.
Pour mes lecteurs qui commencent à relire le paragraphe précédent en se demandant ce que je raconte, prenons l’exemple d’un auteur qui me présente un jeu où les personnages jouent les rescapés d’un naufrage, échoués sur une île déserte. S’il m’affirme avoir écrit ce jeu dans un souci narrativiste, je peux d’ores et déjà imaginer que dans ce jeu je pourrai vivre une histoire, commençant avec le naufrage, se compliquant avec diverses péripéties dépendant de ce qui m’arrivera sur cette île, et se terminant sur un climax qui pourrait bien être mon sauvetage par un bateau de passage, ou bien par ma mort si je ne survis pas aux dangers de l’île. Bien sûr l’histoire sera peut-être toute autre, mais en tout cas je sais qu’elle aura été pensée par l’auteur, et que chacun de mes choix influera sur ce récit dramatique. S’il m’affirme avoir écrit ce jeu dans une optique gamist, je m’attends à voir se succéder des épreuves de survie, des affrontements, peut-être même une compétition entre les personnages. Dans le cas d’une optique simulationniste, je peux imaginer que mon jeu va davantage se concentrer sur la vie au quotidien sur l’île, sur le fait de retranscrire de la façon la plus réaliste possible la manière dont s’occupent réellement des naufragés au jour le jour. En revanche, s’il me dit qu’il a pensé son jeu de façon immersionniste, je suis plus perplexe. Sans doute entend-il par là que son site est une véritable île déserte, qu’on aura vraiment l’impression d’y être, et qu’il bannit tout élément de hors-jeu, mais ça ne me dit toujours pas ce que mon personnage va faire concrètement pendant ce jeu, et ce que je vais y trouver.
La nature même de l’immersion avait cependant été fort bien analysée par le passé, et je vais me permettre de citer un texte d’Andrew Rilstone datant de 1998 (vous noterez qu’il ne parle pas d’immersion mais d’absorption, nous admettrons ici qu’il s’agit du même phénomène) : Le jeu de rôle, étant oral, est théâtral ; et étant théâtral, il requiert des événements et des conflits : en un mot, une intrigue. Il est tout bonnement impossible de s’asseoir autour d’une table en disant : « Eh bien, hum, je suis absorbé par mon personnage » ; cette absorption est nécessairement un produit de ce que vous faites, elle n’est révélée que par ce que vous faites.
Tout est dit. L’immersion ne peut exister en tant que telle, elle est produite, ou non, par le jeu, et c’est ce jeu que l’on cherche à caractériser par les trois volets que sont Gamism, Narrativisme et Simulationnisme, la recherche d’immersion n’a rien à faire ici, elle ne permet aucunement de caractériser les orientations que peut prendre un jeu.
Dans la seconde partie, nous verrons qu’il existe plusieurs types d’immersion, et nous essaierons de savoir si n’importe quel style de jeu permet n’importe quel type d’immersion.
Lire la deuxième partie de l’article
Les textes cités dans cet article :
Andrew Rilstone au sujet de l’immersion, ou absorption (texte en français) : http://ptgptb.fr/pilule-bleue-ou-pilule-rouge
Wingård & Fatland, Dogma 99 (texte en français) : http://ptgptb.fr/le-manifeste-dogme-99
Ron Edwards au sujet de la théorie GNS (texte en français) : http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-3/
Mike Pohjola, le manifeste de Turku (texte en français) : http://ptgptb.fr/le-manifeste-de-turku
Petter Bøckman, The Three Way Model (texte en anglais) : http://www.darkshire.net/jhkim/rpg/theory/threefold/faq_larp.html
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27 août 2011 at 0 h 26 min
je ne suis pas d’accord pour dire que l’immersionnisme ne permet pas de caractériser l’orientations d’un jeu. Par contre, un jeu ne peut pas être simplement immersionniste. cette orientation est
forcement accompagnée d’une des trois autres du three way model. Si un jeu indique qu’il a des orientations narrativiste et immersionniste, je peux en déduire que la construction de l’histoire se
fera sur les relations entre les joueurs et leurs psychologies.
29 août 2011 at 9 h 45 min
Je rejoins l’avis de Pierreo, on peut orienter un jeu pour essayer d’obtenir un maximum d’immersion et ce peu importe l’/les orientations choisies. ( on peut très bien vouloir tendre en gns vers un
idéal d’équilibre, non ?)
L’immersion c’est l’intériorisation des sentiments et de la psychologie de son personnage et la capacité du joueur à désactiver son ‘disbelieve button’, son bouton “je n’y crois pas”
Ca va bien plus loin que de limiter les hors jeux, ca passe par la crédibilité et la cohérence de l’univers. Ca dois sonner juste.
On retrouve d’ailleurs ce souci d’immersion dans d’autre medium, non-interactif comme la littérature, le cinéma ou interactif comme les jeux vidéo.
30 août 2011 at 8 h 14 min
L’immersion ne se limite en rien à l’intériorisation. Relire tout depuis le début.
30 août 2011 at 3 h 13 min
Pourquoi relire depuis le début ?
Définition d’Intérioriser: : Retenir en soi. Intégrer, faire sien.
On pourrait presque aller jusqu’à la définition psychologique et sociologique de l’intériorisation a partir du moment ou il y a intégration des éléments externes du grandeur nature dans le
fonctionnement mental de l’individu.
Ca correspond vachement au concept d’immersion/absorption non ? Je vois pas ce qu’il y aurait d’autre dans l’immersion.
“Gary Fine appelle cela l’absorption. Se laisser prendre par votre personnage ; se laisser prendre par la partie. Permettre à votre esprit de se concentrer sur l’univers de jeu, et “mettre entre
parenthèses” le monde réel…”
31 août 2011 at 8 h 27 min
Mais “l’intériorisation des sentiments”, c’est justement les retenir, et donc ne pas les exprimer.
31 août 2011 at 9 h 24 min
Je pense qu’il y a une incompréhension sémantique, je vais clarifier.
Par intériorisation des sentiments, je ne veux pas dire “les garder sans les exprimer” mais plutôt
” Ressentir/assimiler les émotions du personnage joué au lieu de les simuler “
C’est l’objectif même de l’immersion, laisser le joueur se prendre au jeu et s’identifier à son personnage ( Même s’il sait dans l’absolu que c’est virtuel)
Je noterai que l’immersion peut avoir un défaut, sans prise de distance le joueur peut tendre à se jouer lui même (Consciemment ou inconsciemment) plutôt que de s’en tenir au profil de son
personnage.
Ps: Je ne vois pas le rapport entre l’immersion et le fait d’exprimer ses sentiments.
31 août 2011 at 9 h 08 min
C’est toi qui avais écrit “L’immersion c’est l’intériorisation des sentiments”. Je trouvais que c’était très limitant. Mais ta clarification rejoint mon avis. Ressentir les choses pour pouvoir les
exprimer (ou pas). Vivre le jeu par l’immersion.
J’ajouterais, pour éviter le défaut que tu évoques, que l’immersion ne doit pas se limiter à l’esprit, mais est aussi liée aux détails des costumes, des décors, des ambiances créées. Rien de tel
qu’un gobelet en plastique blanc pour te faire sortir de l’état de grâce dans lequel tu peux être dans un excellent GN sur le papier. C’est pourquoi j’évite les huis-clos organisés dans des salles
de TD.
1 septembre 2011 at 9 h 59 min
Ce dont tu parles ce n’est pas l’immersion mais les actions qui sont mises en place pour la susciter.
L’article l’explique très bien :
“L’immersion ne peut exister en tant que telle, elle est produite, ou non, par le jeu”
9 septembre 2011 at 0 h 01 min
Pour ma part, je partage pleinement la conclusion de cet article. Allez, j’attaque la lecture de la partie 2 !
12 septembre 2011 at 1 h 11 min
Ce que l’on peut conclure de ta réflexion que je partage totalement, c’est que l’immersion n’entre pas en opposition avec les trois autres, donc n’est pas une quatrième voie “opposable”.
Maintenant, on peut très bien donner plus d’importance dans notre attente et dans notre travail de conception à l’immersion qu’à “l’orientation GNS”. Personnellement, et bien que je sois l’ardent
défenseur d’une forme d’équilibre entre les trois, je me fiche qu’un jeu soit plus gamiste, plus narrativiste, plus simulationniste qu’un autre, dès lors que j’y ai ma dose d’immersion. Et quand
j’écris aujourd’hui, ma priorité est bien toujours donné à tous les facteurs qui favoriseront cette immersion (style d’écriture, intensité dramatique, esthétique visuelle, sonore…).
12 septembre 2011 at 5 h 31 min
Entièrement d’accord avec Fredou, qu’importe le flacon pourvu que l’on s’y immerge 🙂
14 juin 2012 at 6 h 35 min
Salutations a l’auteur de l’article. Je me suis permis de le traduire dans mon blog espagnol dedie au GN: http://elcuervodelmaster.blogspot.com.es/2012/05/monografia-inmersionismo-1-parte.html
http://elcuervodelmaster.blogspot.com.es/2012/06/monografia-inmersionismo-2-parte.html