Dans la première partie de cet article, j’ai rendu au modèle GNS sa raison d’être, et j’ai mis de côté l’immersionnisme, ne sachant trop ce qu’il fallait en faire. Il faut peut-être maintenant que je m’intéresse davantage à caractériser l’immersion, qui, à ce stade, manque un peu de corps. Heureusement, J. Tuomas Harviainen est là.
La Finlande, cet océan de lumière
C’est en 2003 que les réflexions sur l’immersion firent un bond formidable en avant, grâce à un article dont voici la version française, et que je vous recommande vivement de lire avant de poursuivre : http://ptgptb.fr/theorie-des-niveaux-d-immersion-multiples
Non, vraiment, lisez-le.
C’est fait ?
Bon.
Cet article cherche principalement à établir une typologie des joueurs de GN, selon leur capacité d’immersion. Harviainen balaie d’un revers de main en début d’article le Threefold Model, le considérant vétuste et ne permettant pas de caractériser les joueurs de GN. Cela tombe bien, ce n’est pas son but. Considérons donc avec indulgence la rapidité avec laquelle Harviainen écarte le GNS, pour lui montrer qu’on aurait tort de vouloir systématiquement écraser les modèles précédents, alors que l’on pourrait plus intelligemment les associer aux idées nouvelles.
Intéressons-nous d’abord à l’apport principal de J. Tuomas Harviainen. Selon lui l’immersion n’est pas unique, il en existe en réalité trois types : l’immersion dans le personnage, l’immersion dans l’univers, et l’immersion narrative. Posons en préambule, même si cela a la couleur de l’évidence, que l’immersion, quelle qu’elle soit, nécessite en premier lieu l’acceptation du joueur, et que celui qui ne cherche pas l’immersion ne l’atteindra pas.
L’immersion dans le personnage est souvent la première qui vient à l’esprit, et c’est d’ailleurs celle qui transparaît dans les premières définitions données de l’immersion. On comprend à la lecture du manifeste de Turku que lorsque celui-ci parle d’immersionnisme, il parle bien d’immersion dans le personnage, ce que confirmera Mike Pohjola quelques années plus tard dans cet article (en anglais) : http://www.ropecon.fi/brap/ch8.pdf
On peut penser que c’est le type d’immersion le plus spécifique au jeu de rôles, puisqu’elle est liée à l’interprétation d’un personnage, mais de ce fait il s’agit de la même immersion qui peut investir un acteur de théâtre ou de cinéma. Ce type d’immersion est favorisé par la crédibilité du personnage en tant qu’individu, et donc par le soin qui a été apporté pour le définir en amont du jeu, mais également par la capacité de concentration du joueur qui l’interprète pour parvenir à agir et penser comme le personnage le ferait. On ne peut pas dire qu’un style de jeu (Gamist, Narrativiste ou Simulationniste) plutôt qu’un autre favorise ce type d’immersion, seule l’adéquation entre le joueur et le personnage compte. En revanche on peut supposer que cette immersion sera plus facile si les autres types d’immersion sont réussis. Si l’univers manque de crédibilité ou que le rythme de l’histoire s’effondre, il est possible qu’un joueur ait plus de difficulté à maintenir l’immersion dans son personnage (mais cela n’est pas impossible pour autant).
L’immersion dans l’univers est celle qu’un spectateur peut ressentir en déambulant dans une reconstitution historique où chaque détail de l’univers serait présent. C’est aussi l’immersion que l’on peut connaître devant un écran de jeu vidéo lorsque celui-ci parvient à vous happer par une ambiance réussie. C’est plus généralement cette immersion qui est mise en avant par tous les jeux dits « d’ambiance ». Elle est favorisée par le soin apporté à l’aspect de l’environnement (décors, costumes, etc.), ainsi que par sa dynamique propre (les actions des personnages entraînent-elles des réactions de l’univers logiques et crédibles ?). On voit tout de suite que ce type d’immersion implique que les autres joueurs soient à la hauteur en réagissant eux-mêmes de façon crédible. Le style de jeu simulationniste favorise ce type d’immersion, puisque les auteurs auront alors pris soin de veiller en priorité à la crédibilité de l’univers et des personnages qui y évoluent.
L’immersion narrative quant à elle est commune à de nombreux médias. C’est celle qui vous saisit lorsque vous enchaînez les pages d’un roman sans pouvoir vous arrêter de lire, lorsque vous êtes plongés dans une série en voulant absolument savoir ce qui arrive dans les épisodes suivants, ou simplement lorsque quelqu’un parvient à vous captiver en vous racontant une histoire passionnante. Cette immersion est favorisée par l’intensité dramatique de l’histoire et par son rythme. On est tenté de penser que cette immersion sera facilitée dans le cas d’un jeu narrativiste, qui met en avant l’histoire racontée. C’est en partie vrai, mais nous verrons un peu plus loin que la réalité est peut-être plus complexe.
Si nous essayons de résumer les tendances de jeux qui favorisent l’immersion, nous pouvons voir que l’immersion dans l’univers sera plus facile dans le cas d’un jeu simulationniste, l’immersion narrative sera quant à elle favorisée dans le cas d’un jeu narrativiste, et l’immersion dans le personnage ne dépendra pas réellement de la tendance du jeu. Le style de jeu gamist ne semble certes pas faciliter l’immersion, mais il ne l’empêche pas non plus. Dans ce cas toutes les tendances de jeu sont-elles bonnes pour faire un jeu immersif ? Voilà qui serait fantastique pour les immersionnistes, qui auraient alors l’embarras du choix dans les jeux possibles. J’imagine qu’à ce stade votre instinct vous dit sans doute que ce n’est sûrement pas aussi simple, et votre instinct dit vrai.
Le paradoxe du narrativisme
Et si nous faisions un petit rappel sur ce qu’est le narrativisme ? Dans la théorie du GNS, Ron Edwards le définit ainsi : Le narrativisme se caractérise par la création, au travers de l’interprétation du JdR, d’une histoire au thème reconnaissable. Les personnages sont des protagonistes au sens formel d’un cours de 1ère année de Lettres et les joueurs sont souvent considérés comme des coauteurs. Les éléments fondamentaux fournissent le matériau pour les conflits narratifs (au sens, encore une fois, de l’analyse littéraire).
Ainsi, et Ron Edwards le précise à nouveau dans son article dédié au narrativisme (réservé aux plus anglophones de mes lecteurs : http://www.indie-rpgs.com/_articles/narr_essay.html), un jeu narrativiste se concentre sur la création d’une histoire, mais ce style ne prédispose en rien que cette histoire soit fortement improvisée pendant le jeu ou préparée à l’avance, ni du rôle dévolu aux participants dans cette création. Chaque jeu, aussi narrativiste soit-il, répondra différemment à ces questions. Si nous devions résumer les passages obligés dans un jeu narrativiste, nous pourrions dire qu’il faut d’une part élaborer l’histoire, réfléchir à ce qui est la meilleure chose à faire pour qu’elle évolue, et ensuite interpréter les scènes clefs de cette histoire pour la faire évoluer concrètement. Et c’est normalement là que les immersionnistes tirent le signal d’alarme.
Car si l’interprétation de scènes-clefs pour faire évoluer l’histoire ne leur pose pas de problème, il en va différemment de son élaboration. En effet toute réflexion de méta-jeu visant à construire la meilleure histoire possible sera contraire à leur credo, qui reste avant tout de rester dans l’univers du jeu. On pourrait schématiquement séparer les narrativistes en deux catégories extrêmes, ceux qui cherchent à « vivre » une histoire et ceux qui cherchent à la « créer ». Les premiers étant bien évidemment davantage en quête d’immersion que les seconds.
Et les autres alors ?
Examinons maintenant le style de jeu gamist. Celui-ci propose au joueur (et non au personnage) un ou plusieurs challenges à accomplir. Si l’on effectue le même travail que nous avons fait pour le narrativisme en résumant les passages obligés, on peut dire qu’une situation de jeu gamist nécessite en premier lieu de réfléchir à la stratégie à adopter, et ensuite d’agir réellement dans l’univers de jeu pour réussir le challenge proposé. Là aussi on en déduit qu’un joueur en quête d’immersion sera moins gêné par la phase d’action que par celle de réflexion qui fera probablement appel à ses propres connaissances et sera alors assimilée à une réflexion de méta-jeu. En effet je rappelle que dans une optique gamist, le challenge vaut pour le joueur davantage que pour le personnage.
Qu’en est-il d’une situation de jeu simulationniste ? Quels en sont les passages obligés ? Ici on se concentre sur l’interaction crédible avec les autres personnages à travers l’interprétation, et l’interaction crédible avec son environnement à travers l’action dans l’univers. Rien qui ne soit rédhibitoire pour le joueur immersionniste.
Maintenant que j’ai introduit les situations de jeu nécessaires aux trois tendances, je peux essayer de trouver la place de l’immersion dans le contexte GNS, ce qui va me donner le schéma suivant :
Les plus observateurs de mes lecteurs remarqueront sans doute la similitude avec le premier modèle étoile qu’avait proposé Pierre-Olivier Blondont sur ce blog il y a quelques mois, puisque l’on y retrouve les trois réactions possibles à une situation de jeu que sont : Action, Réflexion et Interprétation.
On retrouve sur ce schéma la réflexion de méta-jeu comme élément commun qui vient gêner l’immersion, quelle qu’elle soit (dans le personnage, l’univers ou l’histoire). Le simulationnisme a plutôt tendance à favoriser l’immersion dans l’univers, le narrativisme favorise quant à lui l’immersion narrative lorsqu’il se concentre sur les phases d’interprétation, mais ses phases de réflexion ont plutôt tendance à la gêner. Quant au gamism, il est au mieux neutre par rapport à l’immersion quand il s’agit d’agir, et il peut venir la contrarier quand il s’agit de réfléchir.
Vous voulez en venir où ?
D’abord au fait que l’immersion n’étant que le ressenti d’un joueur, produit ou non par les éléments du jeu, la seule chose que l’on puisse dire d’un GN, c’est que certains de ses éléments favorisent l’immersion et d’autres la desservent, mais en aucun cas qu’elle fonctionnera, puisqu’elle dépend avant tout de chaque joueur et de sa propre capacité d’immersion. C’est à dire de sa prédisposition à accepter l’immersion dans l’histoire, l’univers ou le personnage. Harviainen a fort bien examiné les rapports des joueurs à l’immersion, et j’invite chacun de mes lecteurs à chercher où il se trouve dans les catégories définies dans son article.
Ensuite que les tendances d’un jeu (au sens de la théorie GNS), bien qu’elles ne suffisent pas à déterminer la réussite de l’immersion, peuvent donner un indice sérieux sur le type d’immersion qui sera favorisé, notamment en considérant les phases d’action, de réflexion et d’interprétation que le jeu nécessite pour chaque personnage.
Mon objectif ici est finalement le même que celui de la théorie GNS : donner un cadre de discussion commun entre joueurs et auteurs de jeu, afin que chaque joueur, s’il est à la recherche d’immersion, puisse toujours se demander quel type d’immersion il recherche, et quel type de jeu lui conviendrait pour la permettre.
Les textes cités dans cet article :
Ron Edwards au sujet de la théorie GNS (texte en français) : http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-3/
Ron Edwards, un article sur le narrativisme (texte en anglais) : http://www.indie-rpgs.com/_articles/narr_essay.html
J. Tuomas Harviainen, les types d’immersion (texte en français) : http://ptgptb.fr/theorie-des-niveaux-d-immersion-multiples
Mike Pohjola répondant à J. Tuomas Harviainen (texte en anglais) : http://www.ropecon.fi/brap/ch8.pdf
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2 septembre 2011 at 5 h 11 min
Je ne connaissais pas ce texte d’Harviainen, la réflexion qu’il amène est intéressante surtout son découpage des différente “immersions”. Dommage qu’il soit si péremptoire.
Je me reconnais beaucoup en tant que pj dans le joueur intégriste (Celui qui fait bien souvent ch*** les orga ^^ )
Pour en revenir à l’immersion dans l’approche “gamist”, il est tout à fait possible de faire coïncider la réflexion stratégique du joueur et du personnage.
Prenez un gn blood bowl, le cadre offre la possibilité d’une immersion parfaite dans le personnage et dans l’univers et le challenge vaudra autant pour le personnage que pour le joueur
3 septembre 2011 at 3 h 30 min
Il existe plusieurs solutions, pas toujours faciles à mettre en place, pour “gommer” cette limite à l’immersion de la tendance gamist, et effectivement le fait de faire coïncider les connaissances
du joueur et du personnage en est l’une des plus élégantes.
9 septembre 2011 at 0 h 27 min
Cette seconde partie de l’article est également très intéressante. Bravo Vincent !
Je n’aurais qu’une critique : il me semble que l’immersion “gamiste” existe bel et bien. Il s’agit du même type d’immersion que l’on ressent lorsque l’on dispute un match de volley acharné : plus
rien ne compte, seuls existent nos co-équipiers, nos adversaires, le ballon, le terrain, le score, l’arbitre…
12 septembre 2011 at 0 h 48 min
Vraiment très chouette cet article, je m’y retrouve clairement.
14 juin 2012 at 6 h 33 min
Salutations a l’ auteur de l’ article, je me suis permis traduire votre article a l’espagnol dans mon blog dedie au GN: http://elcuervodelmaster.blogspot.com.es/2012/05/monografia-inmersionismo-1-parte.html
http://elcuervodelmaster.blogspot.com.es/2012/06/monografia-inmersionismo-2-parte.html