Après la lecture des deux premières parties de cet article, vous êtes maintenant incollable sur le modèle de jeu que j’ai appelé GN par arborescence. Je ne saurais terminer cet article avant d’examiner les avantages et les inconvénients de ce modèle.
Forces
1/ Une meilleure gestion de l’effort, en brisant le principe du jeu en continu (n’ayant pour seule pause que la coupure de la nuit). Désormais, on peut souffler à intervalles réguliers et se concentrer sur chaque scène à venir. On évite donc les coups de barre, et le roleplay qui se désagrège progressivement (le roleplay est en effet soumis à un principe d’entropie !).
Certains voient dans le jeu en continu une nécessité à la sacro-sainte immersion. Mais c’est quoi l’immersion ? Être 24h sur 24 dans un jeu alors qu’on est plus en train de jouer… Ou bien respirer pour se donner à fond quand vient le moment de rejouer ? Selon moi, l’immersion n’est pas forcément synonyme de jeu en continu, dont on sait qu’il peut être à l’origine de choses anti immersives. L’immersion, cela passe aussi par des joueurs concentrés, portant de beaux costumes, jouant dans de beaux décors, dans le cadre de scènes pertinentes. Casser les temps morts, aller à l’essentiel, profiter à fond de scènes cohérentes dont la succession fait sens et produit une histoire, c’est peut-être ça l’immersion.
2/ Gestion de la temporalité : fini les moments d’ennui ou de flottement. Les scènes sont pensées en amont pour que chaque joueur ait quelque chose à y faire, quelque chose qui soit pertinent compte tenu de son rôle.
3/ Gestion de l’espace : fini l’errance sur le jeu, les joueurs qui ne savent pas où les choses se passent, les orgas introuvables, le phénomène du badaud. Rien de pire que ces événementiels auxquels on doit assister sous prétexte que les orgas les ont préparés. Cela donne souvent lieu à des manifestations qui, personnellement, m’horripilent, dans lesquelles l’ensemble des joueurs se rassemblent pour assister à un délire des orgas. Parfois, cela dure des plombes. Le spectacle ne devrait jamais interrompre le jeu aussi abruptement, mais toujours être à propos.
4/ Les choix sont de vrais choix, qui pèsent, de façon objective et identifiable, dans l’action. L’astuce est de mettre le joueur en face des conséquences de ses choix. Cela nous éloigne d’un GN classique, dans lequel nous faisons tous de micro choix en continu, de sorte qu’il est difficile de déterminer en quoi nous avons pesé dans la production de telle ou telle situation. Lorsque je parle de choix, on peut l’entendre de deux façons différentes :
– Les choix auront d’autant plus d’impact qu’ils seront présentés comme tels au joueur, et que les alternatives seront clairement énoncées. Les organisateurs lui présentent les différentes possibilités en toute transparence et lui demandent d’en choisir une. Ainsi, à l’issue de chaque scène, chaque joueur se situe à un carrefour. Cela ne veut évidemment pas dire que le joueur connaît à l’avance les conséquences de ses choix.
– Les choix sont plus diffus. Les alternatives ne sont pas clairement présentées aux joueurs. C’est aux organisateurs de dresser la liste des conditions à remplir, dans chaque scène, pour orienter un joueur à travers l’arbre narratif. Dans la plupart des cas, ces conditions ne sont pas connues du joueur.
Ce sont deux extrêmes, et l’on peut trouver des solutions intermédiaires. À chaque auteur de choisir et de composer selon son envie. Quelle que soit la méthode employée, il n’est pas inutile de rappeler qu’un joueur se sent impliqué dans une histoire par la conjonction de deux facteurs.
D’une part, l’histoire influe sur lui. Peu importe que les enjeux soient forts (fin du monde) ou faibles (problème local). Ils doivent s’adresser au joueur. D’autre part, il peut influer sur l’histoire. On dit que vouloir, c’est pouvoir, mais l’inverse est également vrai : pouvoir, c’est vouloir. Si un joueur sait qu’il peut contribuer à la résolution d’un problème, il y a de fortes chances qu’il s’en préoccupe. Ces choses-là sont rendues plus simples à mettre en place dans un jeu par scènes.
L’influence que peut avoir un joueur est trouble. La direction que va prendre un jeu est la somme d’innombrables actions. De sorte qu’il est parfois difficile de dire en quoi un joueur a contribué à l’évolution du jeu. Dans une structure à arborescence, le joueur fait des choix ponctuels, mais qui sont clairement identifiés comme des choix. Ces choix seront probablement moins nombreux que dans un jeu classique, mais ils auront plus d’impact, en engageant le joueur sur un chemin bien particulier, c’est à dire sur une version de l’histoire (version prévue et pensée par l’organisateur).
5/ Gestion de l’action
L’histoire globale reste cohérente. L’enchaînement des scènes, quelles que soient les voies choisies par les joueurs, produit une histoire cohérente. Les scènes sont toutes préparées et pensées de sorte que chaque chemin ait du sens. C’est résolument narratologiste, tant dans la conception du jeu que dans la façon dont il doit être investi par les joueurs.
On court moins le risque d’intrigues inexploitées. On a donc pas besoin d’autant d’intrigues que dans des jeux libres, ces fameuses listes de courses créées par les organisateurs par peur que les joueurs ne s’ennuient. Ces objectifs ont le double défaut de n’avoir souvent aucune synergie entre eux, et d’être rarement câblés sur l’action principale. Dans un jeu par graphe constitué de scènes, on peut mettre en place dans chaque scène de quoi stimuler telle ou telle intrigue. On peut ainsi s’assurer qu’elles s’activeront toutes, à un moment ou à un autre du jeu, parce que ces scènes sont pensées pour les stimuler. Je reste convaincu qu’il vaut mieux peu d’objectifs, mais qui soient tous mis en valeur et joués, plutôt qu’une somme de choses sans cohérence, et sans vie.
Lorsque le jeu est totalement libre, certaines intrigues se résolvent en deux minutes. D’autres sont insolvables. Le jeu par scènes permet de contrôler le rythme de résolution des intrigues, et les conditions idéales (toujours dans le sens du récit) de résolution (résoudre ne veut pas dire gagner ! La résolution d’une intrigue peut parfaitement consister en un échec).
6/ Moins d’interventions impromptues des organisateurs pendant que les gens jouent. Les scènes sont pensées de façon à ce que les organisateurs n’aient pas à intervenir. Si une intervention doit malgré tout avoir lieu, les transitions sont encore le meilleur moment pour le faire. Cela ne perturbe pas le jeu, puisque c’est un moment de hors jeu pour tout le monde.
Faiblesses
1/ Le gâchis de scènes : faiblesse relative si l’on reconnait que de nombreuses scènes sont également gâchées dans des GN de format traditionnel (soit les joueurs ratent les scènes, soit ils y assistent tous ou sont dirigés par les orgas pour ne pas qu’ils les loupent, ce qui revient à tenir ses joueurs en laisse).
En outre, le GN peut évidemment être rejoué, et de nouvelles scènes seront sans nul doute exploitées. C’est sans doute préférable à des scènes forcées parce qu’elles ont été préparées par les orgas, où le joueur n’a pas le choix, ou encore des scènes retardées voire annulées parce que le joueur était indisponible ou introuvable. Il y a toujours des scènes que les joueurs ratent, parce qu’eux-mêmes ou les orgas sont à la ramasse. Dans le modèle que je propose, le joueur assiste à coup sûr aux scènes auxquelles il doit assister, compte tenu de ses choix et des décisions qu’il a prises.
2/ Le challenge du grand format : les principes du jeu par arborescence s’appliquent idéalement à des petits effectifs. Passé un certain seuil d’effectifs, le risque est de devoir penser par groupes plutôt que par personnage, donc de faire diminuer le poids de chaque joueur dans l’évolution de l’histoire.
3/ Gourmand sur le plan logistique. Il faut en effet des espaces suffisamment nombreux et modulaires, une circulation simple d’un espace de jeu à l’autre pour que les transitions soient fluides, etc.
4/ Mal dégrossi… quelqu’un est tenté de m’aider à l’approfondir ?
Conclusion
Je propose un format de jeu qui bouscule un peu les conventions du GN (en tous cas les conventions du GN tel que nous le pratiquons habituellement en France). Ce format n’est, dans l’absolu, ni meilleur ni moins bon que des formats de jeu plus courants. J’ai joué d’excellents jeux basés sur les principes du jeu libre. J’en ai aussi joué de biens mauvais. Le format de jeu que je propose n’a pour seul intérêt que de présenter une expérience de jeu différente, plus proche de la structure d’un récit. Il est évident qu’il peut, tout autant que le GN traditionnel, servir à produire de bons scénarios et d’autres carrément mauvais…
J’ai fait un pas en direction de l’histoire, parce que j’aime les histoires cohérentes. J’ai présenté un format de jeu assez abrupt, il faut maintenant le raffiner et l’adapter aux particularités du GN.
Si vous considérez que les conventions dont j’ai voulu me débarrasser sont essentielles au GN, qu’elles définissent ce qu’est le GN par rapport à d’autres jeux, vous ne serez probablement pas convaincus. Mais si quelques personnes parmi mes lecteurs estiment que le jeu par arborescence reste du GN, alors je n’aurai pas perdu mon temps. Et j’invite ces personnes à s’emparer de cette logique de jeu, et d’y investir leurs talents de scénaristes et de metteurs en scène. Car les beaux discours n’auront jamais autant d’impact qu’un bon jeu.
Avis aux intéressés. Merci de votre attention.
Matthieu NICOLAS
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25 novembre 2011 at 7 h 35 min
Bon, c’est clairement un concept à tester. Personnellement, j’ai un peu peur du syndrome DisneyLand avec des joueurs qui ne “jouent” que durant les scènes/attractions. J’avoue qu’il me faut pas mal
de choses pour goûter l’immersion, dont du temps et de la continuité et je crains d’être confronté, en caricaturant, à des joueurs qui causent football entre deux séances de cabotinage plus ou
moins heureux.
26 novembre 2011 at 2 h 26 min
Pour ma part, je suis tout à fait convaincu par ce format. Le principe des scènes cadrées est commun en jeep, et a plus que démontré sa jouabilité. Dans la plupart des JDR “narrativistes” aussi.
D’ailleurs, une piste de premier GN de ce type pourrait être l’adaptation du JDR “Montségur 1244”.
27 novembre 2011 at 4 h 45 min
Ce qui me chiffonne dans ce modèle, c’est qu’il prend en présupposé la remise en cause d’un certain nombre de poncifs déjà abandonnés depuis longtemps dans les GN un tant soit peu “matures” :
– La grosse scénographie imposée à tous (de plus en plus rare sauf en ouverture/fin de jeu pour les fins imposées)
– Les objectifs façon “liste de course”
– Les interventions orga intempestives, etc.
L’approche en scène est déjà une composante du jeu libre dans le sens où, de plus en plus, nombre de scénaristes travaillent aussi en fonction des émotions qu’ils comptent générer et des temps fort
du personnage. C’est une simple questions d’approche terminale. La seule différence est que la structuration et le déroulement de ces scènes n’est pas imposé : si les personnages sont correctement
posés, elles finissent par arriver, quitte à ce qu’on les aide un peu avec des interventions PNJ ciblées.
Au final, autant j’approuve l’idée de remettre en cause les aspects anti-immersifs précédemment mentionnés, autant, à mon sens, ce travail a déjà été fait, et inspire de plus en plus les nouveaux
scénars qui s’écrivent et les nouvelles équipes qui se montent, par simple effet d’influence puis d’imitation. J’ai donc davantage confiance en la valeur de l’exemple pour dépasser les limites du
GN en tant qu’exercice de narration.
28 novembre 2011 at 9 h 43 min
Rah… Mu, elle dit toujours mille fois mieux que moi ce que j’ai essayé vainement de dire. Mu+1000 🙂
29 novembre 2011 at 8 h 10 min
Ca énerve, hein ?