La sémiotique structurale
L’œuvre majeure qui introduit la notion de schéma actantiel dans le récit est la Sémantique structurale, publiée par Algirdas Julien Greimas en 1966. Greimas a repris les fonctions de personnages proposés par Propp et a généralisé leur emploi en parlant d’actants du récit. Ces actants représentent des fonctions au sein du récit qui viennent l’influencer, mais ne sont pas forcément liés à un personnage. Ils peuvent l’être à un groupe de personnages, voire à une idée, un lieu ou un événement. Greimas réunit six actants selon trois axes :
Axe du désir :
– Sujet (ou héros)
– Objet (ou princesse)
Axe de la communication :
– Destinateur (ou mandateur) : suscite le désir de l’objet
– Destinataire : reçoit cet objet (ou le refuse)
Axe de l’action :
– Adjuvant (ou auxiliaire)
– Opposant (ou adversaire)
Il ajoute que la quête passe en premier lieu par une épreuve qualifiante, dans laquelle le sujet accepte la quête et prouve qu’il est capable de l’accomplir, puis par une épreuve principale au cours de laquelle il s’empare de l’objet, et enfin une épreuve glorifiante où il remet l’objet au destinataire.
Le conte Cendrillon des frères Grimm est un bon exemple de récit qui utilise cette structure. Cendrillon commence par une épreuve qualifiante qui consiste à trier des lentilles répandues dans la cendre par sa marâtre, condition pour qu’elle puisse se rendre au bal, puis par l’épreuve principale à travers les divers épisodes du bal, et enfin l’épreuve glorifiante dans laquelle on passe à son pied l’escarpin d’or qui révèle qui elle est.
Nous parlerons plus en détail du rôle des différents actants dans la partie de cette conférence consacrée aux personnages, mais nous pouvons d’ores et déjà dire que si chaque personnage dans un jeu est considéré comme le héros (donc le sujet) de sa propre histoire, un travail intéressant du scénariste peut être de vérifier grâce à ce schéma actantiel que celui-ci s’inscrit bien dans une quête avec les différents actants qui gravitent autour et viennent l’influencer.
Structure quinaire
Afin de conclure ce passage en revue des modèles du récit, parlons du schéma quinaire tel que le propose Paul Larivaille dans l’Analyse morphologique du récit, parue en 1974, qui rentre plus en profondeur dans le détail de chaque partie. Dans ce modèle le récit se découpe, comme son nom l’indique, en cinq phases :
1/ Etat initial (équilibre ancien)
2/ Perturbation de cet état, ou provocation
3/ (Ré)action
4/ Sanction
5/ Etat final (équilibre nouveau)
Les trois parties centrales sont dynamiques, la première et la dernière sont statiques. Il s’agit pour Larivaille de la structure du récit global en même temps que la structure de chaque séquence élémentaire répétée plusieurs fois, par principe fractal. Ainsi en appliquant ce modèle aux travaux de Propp et Greimas sur le conte, il dégage le schéma suivant.
(cliquez sur le schéma pour l’agrandir)
Dans ce schéma certaines séquences peuvent se répéter et d’autres ne pas apparaître, mais le principe est de donner l’ordre général dans lequel les différentes séquences interviennent, et montrer les relations qu’elles entretiennent entre elles. Nous n’entrerons pas davantage dans l’étude de ce modèle, mais je vous invite à le découvrir à travers les textes qui le détaillent et l’analysent.
L’apport assez direct, même s’il existait dans les modèles précédents sans être aussi explicite, est cette notion d’état statique initial et d’état statique final, entre lesquels se déroulent les événements du récit. En GN c’est cette notion d’état statique final qui nous intéresse le plus. S’il arrive trop tôt dans le jeu, le récit se termine avant la fin du GN et se traduit généralement pas l’ennui du joueur, mais s’il arrive trop tard, celui-ci sera frustré de n’avoir pu arriver au terme de son histoire.
La courbe dramatique
Ce que l’on appelle courbe dramatique d’un récit est la représentation schématique que l’on fait de l’évolution de l’intensité dramatique au cours du temps. Cette représentation, évidemment subjective, a l’avantage de représenter de façon claire et intuitive des éléments qui ne sont pourtant pas vraiment mesurables autrement que par le ressenti.
Comme nous l’avons vu dans le schéma quinaire de Paul Larivaille, une histoire est le passage d’un état statique initial à un état statique final. Ainsi, si l’on veut représenter schématiquement la courbe dramatique d’un récit, la seule règle est d’avoir une intensité dramatique nulle en début et en fin d’histoire. Au milieu en revanche apparaissent les perturbations qui font évoluer cette courbe.
Bien que toute évolution soit permise, la plupart des scénaristes, notamment dans le milieu du cinéma, conseillent de faire monter cette intensité dramatique au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, c’est ce que nous avions vu en parlant du modèle classique, avec un crescendo de la tension dramatique, et cela passe par des nœuds dramatiques, dont nous allons reparler plus tard.
La notion de courbe dramatique, si elle s’applique à une histoire, peut de façon plus directe s’appliquer indépendamment à chaque intrigue. Ainsi les intrigues secondaires dans un récit permettent de complexifier l’intrigue principale, avec une courbe dramatique qui ne se superposera pas forcément avec celle de l’intrigue principale. En GN ce phénomène est extrêmement fréquent, puisqu’un personnage va souvent être lié à différentes intrigues qui vont se résoudre chacune à des moments différents, superposant ainsi leur courbe dramatique de façon plus ou moins opportune.
De même qu’il existe une courbe dramatique pour chaque intrigue, il existe également une courbe dramatique liée directement au personnage. Elle est déterminée par la relation qui existe entre sa motivation, ses actions et son objectif. Dans un récit classique avec un protagoniste principal, son objectif doit être lié au climax de l’histoire. Il en va de même dans un GN où le climax de l’histoire vécue par un personnage doit être lié à son propre but. Il faut bien sûr pour cela que ses motivations soient claires pour le joueur, soit parce que le scénariste les lui a correctement expliquées, soit parce qu’il s’est lui-même interrogé pendant le jeu sur ses motivations et leur évolution, afin de pouvoir vivre un climax qui y sera lié.
Nœuds dramatiques
Nous venons de dire que la plupart des scénaristes conseillent de faire progresser la tension dramatique au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, et nous allons maintenant voir de quelle manière procéder. Nous utiliserons pour cela le terme de pivot, ou nœud dramatique. Il s’agit là des temps forts de l’histoire, que l’on peut notamment retrouver dans la structure classique à la fin du premier acte et à la fin du deuxième acte, ainsi éventuellement qu’au milieu du deuxième acte.
Si je prends l’exemple du conte Blanche-Neige, en lui appliquant le modèle classique, je peux effectivement voir que la première partie se termine par l’abandon de Blanche-Neige dans la forêt par le chasseur, temps fort qui fait monter l’intensité dramatique puisque l’on se demande ce qu’il va advenir de l’héroïne. Attention à ne pas confondre cette fin du premier acte avec l’événement déclencheur de l’histoire, qui est dans le cas de Blanche-Neige la révélation du miroir de la reine qui lui dit qu’elle n’est plus la plus belle du royaume. Ces deux événements sont parfois réunis, mais comme ici, ce n’est pas toujours le cas. Le deuxième acte se termine lui aussi par un nœud dramatique très fort, puisque Blanche-Neige mange la pomme empoisonnée qui l’endort pour un sommeil éternel. Heureusement, lors de la troisième partie, le prince vient la sauver lors du climax, et l’histoire se dénoue de façon heureuse.
L’étude des nœuds dramatiques montre qu’ils peuvent avoir différentes fonctions, et plus ils en accompliront, plus ils révèleront un accroissement important de l’intensité dramatique. Linda Seger dans son livre Faire d’un bon scénario un scénario formidable propose les fonctions suivantes :
– Faire évoluer l’action dans une nouvelle direction : Fréquent dans une série policière où un événement amène à changer de suspect principal.
– Reposer la question centrale du récit et inciter à trouver une réponse : Dans une comédie romantique, chaque rencontre entre les deux personnages principaux se conclut de façon heureuse ou malheureuse, et repose la question de savoir s’ils vont parvenir à former un couple
– Moment de décision ou d’engagement du protagoniste : Fonction parfaitement illustrée dans Matrix par le choix de Neo entre la pilule bleue et la pilule rouge
– Relancer les enjeux du protagoniste : L’assassinat de Sonny dans Le Parrain, en remettant en cause l’ordre de succession de la famille Corleone est un exemple de nœud dramatique qui vient modifier les enjeux du protagoniste.
– Faire progresser l’histoire vers l’acte suivant : Les œuvres présentant des « tableaux » bien séparés utilisent ce genre de nœuds dramatiques. Autant en emporte le vent par exemple où chaque nœud dramatique vient clore une période de la vie des personnages en posant les prémices de l’époque suivante.
– Conduire vers un nouveau lieu où se déroule l’action : On peut douter de l’importance de cette fonction en dramaturgie, mais force est de constater que le cinéma l’utilise abondamment pour sa symbolique forte montrant un changement important. Cela correspond au changement de décor lors d’un nouvel acte au théâtre.
– Faire percevoir un nouveau centre de focalisation pour l’action : Dans le seigneur des anneaux, le conseil qui se tient à Fondcombe révèle que l’action va mener les personnages bien plus loin qu’ils ne l’avaient imaginé, jusque dans la montagne du destin, et révèle la présence d’autres personnages importants avec leurs propres objectifs, dont il va falloir tenir compte.
Linda Seger ajoute à cela que le nœud dramatique survenant à la fin du deuxième acte doit en plus accélérer l’action, donner un sens d’urgence et d’élan à l’histoire, pour la précipiter jusqu’au climax. En cela on voit bien que le nœud dramatique de la fin du deuxième acte dans Blanche-Neige obéit tout à fait à cette règle.
Dans un GN, il peut donc être intéressant de se demander quels seront les nœuds dramatiques qui feront progresser l’histoire d’un personnage, et quelles fonctions ils accomplissent, ainsi que la façon dont ils se manifesteront. En effet les nœuds dramatiques en GN sont de deux types, ceux qui sont provoqués par les organisateurs sous la forme d’événementiels, et ceux qui sont provoqués directement par les joueurs.
Nous parlerons dans la troisième partie de cet article du ryhtme d’un récit et nous entrerons davantage dans le détail d’une application au GN de ces éléments.
Références
Sémantique structurale, Algirdas Julien Greimas (PUF)
L’analyse morphologique du récit in Poétique n°19, Paul Larivaille (Seuil)
Faire d’un bon scénario un scénario formidable, Linda Seger (Dixit)
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18 janvier 2012 at 2 h 52 min
Je suis scandalisée de votre façon éhontée de spoiler Le Parrain. Bande de teckels.
18 janvier 2012 at 2 h 55 min
Maintenant plus sérieusement, j’aime ce genre d’analyse qui m’informe que telle Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, je rédige des scénarios structurés inconsciemment selon les
shémas ci-dessus.
Maintenant, reste à mettre en pratique pour transformer nos bons scénarios en scénarios formidables. ça donne des pistes ; c’est un peu dommage que ça ne donne pas PLUS d’indices sur comment y
arriver. Mais je suppose qu’après, c’est à chaque orga de voir… 🙂
18 janvier 2012 at 6 h 07 min
ces textes sont issus d’une conférence de 3 heures. et je t’assure que ça va venir les trucs pratiques.
et c’est sur qu’il y a énormément de choses qu’on fait plus ou moins naturellement, intuitivement.
et le teckel est un animal noble !
19 janvier 2012 at 0 h 26 min
Bonne série d’articles : j’attend la suite avec impatience. Un petit préambule aurait peut-être néanmoins été nécessaire, à savoir qu’il faut peut-être que le scénariste se demande si son
histoire/personnage/intrigue va vraiment raconter quelque chose. Ca peut passer par le fait de se demander si le protagoniste pourra vraiment raconter ce qu’il a vécu durant la période de jeu. Ce
dernier terme est d’ailleurs peut-être réducteur car je pense que la technique du récit peut aussi s’appliquer pour le background du personnage, le temps du GN étant la dernière montée et le
climax.