Le rythme du récit
Nous l’avons vu, l’utilisation des nœuds dramatiques permet de faire progresser la tension dramatique du récit. Leur utilisation agit donc également sur son rythme, mais ils ne sont pas les seuls. En matière d’histoire, il existe toutes sortes de rythmes différents, le récit peut passer par des phases où il s’accélère, d’autres où il ralentit. En revanche, pour maintenir l’intérêt pour l’histoire et ne pas « perdre » ce rythme, le conseil donné généralement est que pour qu’une scène soit réussie, elle doit faire progresser l’histoire. Ainsi chaque scène peut être structurée de la même manière que le scénario principal, de façon à avoir son intérêt propre, avec une situation initiale et une situation finale, qui sera différente pour qu’il y ait progression dans le récit.
On parle ainsi de dynamique lorsqu’une scène conduit à la suivante. Le développement d’une scène est préparé par la scène précédente qui en contient les germes. Lorsque les scènes sont liées dans une relation de cause à effet, chaque scène fait avancer l’action en nous rapprochant du climax.
Si je reprends l’exemple du tout début sur l’histoire de l’homme qui rentre chez lui et qui constate que sa télévision ne fonctionne plus, on comprend tout de suite qu’une scène où il recherche dans les pages jaunes le numéro de téléphone d’un vendeur de télévision fait progresser l’histoire. En revanche une scène où son voisin sonne à sa porte pour lui demander de lui prêter un tire-bouchon ne sert strictement à rien.
Cet exemple est caricatural, et c’est pourtant ce qui arrive régulièrement en GN, où l’on joue des scènes qui n’apportent parfois absolument rien à l’histoire que vit notre personnage, et qui sont donc des scènes parasites.
Si vous devez annoncer dans un GN à votre fils que vous l’avez adopté et qu’il est le fils caché du président, et qu’à côté de cela vous avez une intrigue avec votre ami Paulo vous a prêté ses clefs de bagnole, vous n’avez que faire de la scène où il vient pour vous les demander.
Passons maintenant à l’application plus directe au GN des différentes règles que nous avons vu jusqu’à présent.
Application au GN
Nous admettrons ici que l’idéal en GN si l’on cherche à se raconter des histoires, est d’obtenir pour chaque personnage du jeu un récit bien spécifique dont il est le sujet. C’est une position évidemment discutable, mais elle sera le point de départ de notre réflexion pour pouvoir appliquer les techniques de construction du récit au GN.
De l’intrigue principale
Une fois que l’on a posé ce principe, apparaît une différence majeure entre un récit traditionnel et la plupart des récits que l’on essaie de raconter en GN. Le protagoniste d’un récit traditionnel a en général une intrigue principale, qui est au cœur de ses préoccupations et de ses enjeux, et autour gravitent des intrigues secondaires, de moindre importance. En GN, bien souvent, un personnage est lié à différentes intrigues, mais il n’y en a pas forcément une qui se démarque clairement comme étant l’intrigue principale. Pire encore, il m’est arrivé en GN de considérer à la lecture de ma fiche l’une de mes intrigues comme étant principale, et de souhaiter axer mon jeu autour d’elle, pour me rendre compte au cours du GN que c’était une intrigue qui ne menait nulle part pendant le jeu alors que d’autres que je considérais comme secondaires avaient été davantage travaillées par les organisateurs. Cela amène évidemment à un récit bancal, où le personnage passe plus de temps à s’occuper d’événements secondaires pour lui qu’à ceux qui devraient être sa priorité.
Dans l’exemple précédent avec mon fils adopté et mon pote Paulo, si j’apprends en jeu que mon fils ne sera pas présent et que cette intrigue ne mène nulle part, alors que Paulo m’emmène dans une histoire de folie avec sa voiture, je risque d’avoir besoin d’un petit temps d’adaptation à ce virage à 180° de mes intrigues.
Il peut donc être intéressant pour un organisateur de se demander quel est l’enjeu principal pour un personnage, et de vérifier que l’intrigue qui y est liée prendra effectivement en jeu l’importance qu’elle mérite, sans se faire reléguer au second plan par des intrigues secondaires pour ce personnage (mais qui peuvent par ailleurs être principales pour d’autres personnages).
Quelle partie du récit jouer ?
Une fois ce premier travail effectué, il est souvent possible de calquer un modèle de récit sur chaque personnage, et d’en dessiner la courbe dramatique. Mais là où les optiques diffèrent selon les jeux, c’est de savoir quelle partie du récit va effectivement être jouée.
On peut illustrer cela par cette petite histoire. Dans un GN, un joueur décide de braquer l’auberge avec des amis. Ils y parviennent et arrivent à s’en sortir en filant une partie du butin aux gardes qui les poursuivent. Ils planquent le magot dans la forêt, et commencent à s’engueuler sur la part que doit recevoir chacun. Ils finissent par s’entretuer et un seul survit. Malheureusement pour lui, un autre groupe de joueurs a découvert le trésor et le dernier survivant, seul, est obligé de les voir partir avec son or. À la fin du GN, le joueur est vraiment content de son week-end et trouve que l’intrigue est à remettre dans le prochain jeu qu’il écrira. Il écrit donc les fiches d’un groupe de personnages qui a braqué une auberge et planqué le butin, et qui commence à s’engueuler sur la part que doit recevoir chacun au moment où le jeu commence. Même si l’histoire générale aura la même structure, la différence entre les deux jeux est fondamentale.
De fait, on entend régulièrement parler des oppositions entre des jeux offrant une liberté absolue à leurs joueurs, et des jeux plus contraints avec un scénario plus dirigé. Je crois pour ma part que la principale différence entre ces deux types de jeu est la position du moment T0 du GN sur la courbe dramatique supposée du récit.
Les jeux les plus libres sont souvent ceux qui commenceront au début de l’histoire réelle que va vivre chaque personnage, au moment de l’événement déclencheur voire avant, alors que la situation initiale est stable. L’avantage de cette façon de jouer est que le personnage va pouvoir vivre en jeu l’intégralité de son histoire, et va avoir davantage de maîtrise sur les choix à faire pour évoluer dans le récit, c’est souvent à lui de temporiser ou d’accélérer le rythme pour contrôler l’évolution du récit. L’inconvénient majeur de cette solution est que le scénariste maîtrise bien peu de choses, puisque le personnage peut à chaque instant s’éloigner de plus en plus de l’histoire qu’il avait pu imaginer, et que le joueur détenant rarement toutes les clefs du récit, il y a malheureusement de grandes chances qu’il ne parvienne pas à en faire une histoire totalement cohérente et structurée.
À l’inverse, l’autre solution extrême consiste à faire commencer le GN alors que la plupart des étapes du récit ont déjà eu lieu dans la fiche de personnage, en se contentant de faire jouer le troisième acte du modèle classique, avec la résolution des intrigues, le climax et le dénouement. L’avantage pour le scénariste est d’être sûr de maîtriser la cohérence et la structure de l’histoire qu’il veut raconter, en faisant vivre des moments forts au personnage. L’inconvénient pour le joueur est d’avoir la sensation de n’avoir fait que terminer une histoire déjà écrite, et de ne pas l’avoir vécu dans son intégralité.
Entre ces deux extrêmes existent bien sûr plusieurs degrés, certains jeux commencent après le nœud dramatique de la fin du premier acte, d’autre au moment du climax médian, d’autre aux moments où le personnage rencontre pour la première fois son adversaire (dans le modèle de Propp), etc.
Il n’y a pas vraiment de bonne solution à adopter, mais il me semble important pour un scénariste de savoir à quel moment du récit son jeu commence pour chaque personnage (d’ailleurs dans un GN ce moment n’est pas identique pour tous, si l’on considère que chaque personnage vit son propre récit), de savoir identifier les risques que cela implique, et les solutions qu’il peut mettre en œuvre pour faire progresser son personnage dans l’histoire, et de ne pas oublier qu’à récit équivalent, il est plus intéressant pour un joueur de vivre un événement plutôt que de le lire dans sa fiche de personnage.
Comment faire évoluer une intrigue en passant par ses différents nœuds dramatiques ?
Vous êtes scénariste, vous avez une intrigue qui passe par différentes étapes, comment s’assurer que celles-ci se déroulent correctement au cours du jeu ? Je vous propose de reprendre le déroulement d’une intrigue très connue, et de se demander de quelle façon on pourrait l’appliquer en GN. Ce qui m’intéresse ici, c’est de savoir comment structurer un récit de GN à partir d’une idée d’intrigue, il est donc important d’en extraire son squelette, mais le thème et les éléments de décorum n’ont ici aucune importance. On pourra sans doute imaginer d’autres solutions que celles que je vais proposer ici, et on pourrait également faire cet exercice pour d’autres types d’intrigues, mais je vais essayer à partir de cet exemple de dégager quelques idées générales qui pourront, je l’espère, vous être utiles. Certes, j’anticipe un peu la partie de cette conférence qui traitera des intrigues, mais vous verrez que Matthieu Nicolas vous réserve quelques surprises qui expliquent que nous faisions ce travail dès à présent.
Je vous propose donc de parler de l’intrigue principale du Seigneur des Anneaux (nous prendrons la version du film de Peter Jackson pour cet exemple), et de son protagoniste central, Frodon.
Tout commence quand il récupère un anneau magique et que Gandalf se rend compte que ce n’est pas juste un bijou sans valeur. Il demande alors au protagoniste de partir à Fondcombe pour que les elfes prennent une décision. C’est l’événement déclencheur de l’histoire, et un premier objectif est donné au héros. Premier obstacle sur la route : Frodon croise la route des Nazguls qui manquent de le tuer. Mais le premier objectif est finalement atteint. Puis le conseil décide d’aller jeter l’anneau dans la montagne du destin, et la mission est confiée à Frodon, qui l’accepte. Nouvel objectif, qui sera d’ailleurs celui du récit dans son ensemble, on entre alors pleinement dans le deuxième acte de l’histoire. Les premiers obstacles sont des attaques d’ennemis qui tentent de tuer le héros, ainsi que la trahison de Boromir qui tente de prendre l’anneau à Frodon. Là encore Frodon parvient à les surmonter. Nouvel obstacle avec l’arrivée de Gollum, qui tente également de voler l’anneau au héros, puis l’arrivée de Faramir qui met le héros en prison. Là encore le héros finit par s’en sortir. Puis Frodon est trahi par Gollum et manque d’être tué par une araignée géante, mais il est sauvé par Sam. Après avoir à nouveau échappé à plusieurs ennemis, ils parviennent à la montagne du destin et lors du climax, Frodon cède à la puissance de l’anneau en le mettant à son doigt, puis est attaqué par Gollum, et il finit par s’en sortir en tuant son adversaire et en accomplissant son objectif. Lors du dénouement, il est ramené en lieu sûr par des aigles géants, puis décide de partir avec Gandalf et de quitter son pays.
Nous pouvons représenter ce récit de la façon suivante :
Incident déclencheur : Gandalf informe Frodon que l’anneau dont il a hérité est l’anneau unique.
1er objectif : Amener l’anneau à Fondcombe pour que les elfes prennent une décision
Obstacle : Attaque des Nazgul qui veulent reprendre l’anneau.
Résolution de l’objectif : Conseil mené par Elrond
2ème objectif : Aller jusqu’à la montagne du destin pour y jeter l’anneau
Obstacle 1 : Multiples attaques de créatures diverses
Obstacle 2 : Trahison de Boromir
Obstacle 3 : Arrestation par Faramir
Obstacle 4 : Trahison de Gollum
Obstacle 5 : L’anneau lui-même
Résolution de l’objectif : Le double adversaire Gollum/Anneau est vaincu. Retour du héros chez lui.
Nous verrons dans la dernière partie de cet article ce que nous pouvons dégager de cette intrigue.
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23 janvier 2012 at 9 h 21 min
Alors là je m’offusque! Je m’indigne!
Vous avez coupé votre article au mauvais moment. Il fallait mettre la suite tout de suite, ou décaler toute la dernière partie à l’article suivant. Je suis frustrée comme si vous aviez coupé une
phrase en plein milieu.
23 janvier 2012 at 9 h 01 min
Et oui pour faire des vidéos avec des temps équilibrés j’ai dû trancher dans le vif. Suite et fin de cette première partie mercredi matin. En attendant ça laisse le temps à chacun de réfléchir à
ses idées d’adaptation du Seigneur des Anneaux en GN. 🙂