Lien vers l’article original : https://nordiclarp.org/2024/04/15/the-manifesto-of-playing-to-live-elsewise/
Autrice : Maiju Tarpila
Traduction française : Rachel Hoekendijk
Experience-addict dans un avion en flammes
Voici ce qu’on sait : nous sommes en train de mourir. En tant qu’espèce, en tant qu’ensemble d’écosystèmes complexes, nous sommes en train de mourir. Pas même lentement comme on pourrait le penser, mais avec une vitesse exaltante, avec violence, dans un désordre chaotique de systèmes injustes, avec des conséquences mortelles qui tombent d’abord sur les moins responsables.
Nous mourons de faim et de sécheresse, nous mourons de surconsommation, nous mourons de guerres déclenchées par le manque d’eau alors même que l’eau coule abondamment de nos bouches avides et sur nos corps policés ; des milliards de litres d’eau douce emportés littéralement par de la merde que nous n’avons pas la capacité d’utiliser de manière fructueuse, parce que nous préférons ne pas nous en préoccuper. Nous sommes devenus une décharge vivante; cette espèce si prometteuse, si belle, si ignorante, si désireuse de trouver le bonheur.
Ce n’est pas que nous ne sachions pas ou que nous ne croyions pas à la réalité de la crise écologique. Nous luttons parce que nous ne voulons pas juste survivre : nous voulons du sens, nous voulons de l’extase, nous voulons une histoire. Nous voulons une fin qui nous donne des frissons, pour pouvoir placer notre vie dans le contexte de quelque chose qui a un commencement et une fin, quelque chose qui n’est pas un continuum, parce que nous ne comprenons pas les continuums. Nous comprenons les délais courts, le goût du café et la façon dont notre amant·e incline son cou. Pourtant, nous ne pouvons pas supporter la douleur des dégâts que nous causons, alors nous essayons de ne pas y penser. Nous pleurons ou nous consommons, nous devenons cyniques ou abattus. Nous avons toustes nos excuses et elles sont toutes valables. Mais avec le plus grand amour et la plus grande compassion, je dis : ce ne sont toujours que des excuses. Nous pouvons toustes être pardonné·e·s, mais aucun d’entre nous n’est excusé.
En tant que GNistes, joueureuses et concepteurices de jeux, nous pratiquons l’art de l’évasion. Nous trouvons des failles dans la réalité et les appelons fiction, nous nous y établissons, nous vivons dans ces mondes pendant un certain temps. C’est brillant ! Le fait que nous voulions le faire prouve que mon côté cynique a tort : nous devrions être sauvés, cette espèce si anxieuse de s’autodétruire ! Le fait que nous sachions comment nous échapper me remplit d’admiration mais aussi de déception. Nous sommes des bâtisseurs de mondes, des créateurices, des leaders communautaires aux multiples talents… Et qu’en faisons-nous ? Nous consommons. Nous créons des expériences pour la masse de consommateurices que nous sommes devenus. Nous allons de GN en GN, d’expérience en expérience en espérant ressentir quelque chose, en espérant être secoués, en espérant être excités, transformés même. Transformés comment ? En quoi ?
Dans notre désir bien justifié d’évasion, nous sommes devenus addict à l’expérience. Et qui n’aime pas la défonce ? Nous sommes toustes des sortes de junkies, mus par nos différents désirs. Nous aspirons à vivre des expériences, à ressentir des choses, mais notre soif de distraction nous empêche d’imaginer des avenirs meilleurs, des manières de vivre durablement, de vivre autrement.
Ce que nous avons, c’est la nécessité d’un changement à la fois individuel et systémique avant que nous ne mourions toustes dans ce feu de joie. Pour la plupart, cela semble évident. Même celleux qui profitent régulièrement de l’air conditionné des aéroports et de la sensation que provoque la chair juteuse d’un être élevé pour être tué dans la bouche, ou de ce siège de voiture en cuir sexy ou quoique ce soit que la bourgeoisie fait ces jours-ci – peut-être jouer à des GN internationaux –; même elleux ont le sentiment étrange que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde.
Nous avons toustes besoin d’une révolution, même si nous n’en voulons pas. Pour en avoir une, nous devons en vouloir une et pour en vouloir une, nous devons comprendre quelles sont les alternatives à ce spectacle de merde auquel nous participons en ce moment et comment nous pouvons incarner ces alternatives, les rendre réelles.
La beauté du GN, en tant qu’art, en tant qu’étincelle pour une révolution, c’est que le cœur même du GN est l’exploration d’autres façons de vivre et d’être. C’est saisir ces autres mondes et s’y implanter, goûter, sentir, toucher des réalités qui semblaient auparavant impossibles. Quelle magnifique magie nous avons la possibilité, la capacité et le désir de pratiquer ! Nous devons nous interroger sur ce que nous voulons créer, sur le genre de monde dans lequel nous voulons vivre et prendre cette magie au sérieux.
Les mondes dans lesquels nous vivons et la manière dont ils voient le jour sont importants. En ces temps de crise écologique, chaque jeu auquel nous jouons, quelle que soit la portée de la fiction, se déroule toujours dans le contexte d’une planète qui brûle.
Jouer autrement
Comment jouer et comment concevoir des GN à l’heure de la crise écologique ? Les thèses suivantes proposent un point de départ.
Le cadre écologique profond – Nous avons besoin d’une communauté dont l’art est basé sur la compréhension écologique profonde que nous ne sommes pas séparé·e·s de la nature et que nous n’avons pas le droit de l’utiliser pour satisfaire nos besoins secondaires. Vivre et jouer selon ce cadre est révolutionnaire. Nous devons comprendre notre interconnexion avec le monde non-humain et transformer la façon dont nous y vivons en créant des GN basés sur cette compréhension. Toute conception de jeu de rôle devrait se fonder sur ce cadre écologique profond pour réajuster les mondes, les attitudes, les habitudes que nous avons. Cela devrait être la base de tout ce que nous faisons, l’étalon à l’aune duquel nous mesurons si nos actes sont justes ou pas.
La pratique incarnée – Nous devons profondément accepter le fait que le GN est une pratique qui met en jeu notre corps. Fiction et réalité se rejoignent dans notre peau, dans notre mémoire musculaire, dans la façon dont mon cœur très réel s’emballe dans le monde fictif lorsque nos mains se touchent, lorsque nous nous battons, rions, pleurons, prenons soin les un·e·s des autres. C’est le plus grand avantage de notre forme d’art. Nous devons apprendre à jouer avec et dans notre corps, nous focaliser sur la compréhension et l’apprentissage d’outils pour préparer notre corps aux GNs, à ce qui lui arrive dans le jeu et à la manière dont nous emportons avec nous les savoirs corporels que nous y acquérons. La façon dont nous nous mouvons dans le monde change le monde. Les actions, les goûts, les modes de vie que nous enseignons à nos corps dans la fiction restent avec nous dans la réalité. Que voulons-nous ramener avec nous ? Comment voulons-nous nous mouvoir dans ce monde que nous façonnons en permanence ?
Jouer avec le désir – En tant que joueureuses, en tant que concepteurices, il est temps que nous devenions intimes avec nos désirs – que nous les comprenions mieux que les algorithmes, mieux que le capitalisme qui nous prend pour des imbéciles. Vivre, c’est désirer et il n’y a pas de honte à cela, mais tant que nous ne comprenons pas ou que nous avons peur d’admettre ce qui se cache vraiment sous nos actions, il n’y a pas d’épanouissement, il n’y a que de la faim. Nous n’avons pas besoin d’un GN à six cents euros. Nous avons besoin d’être aimé·e·s. Nous avons besoin de liens, d’estime de soi, de sécurité, de beauté, de sens. Si nous commençons à jouer avec nos désirs profonds, quels qu’ils soient pour chacun·e d’entre nous, nous comprendrons non seulement comment, mais aussi pourquoi nous voulons vivre et nous trouverons des moyens de transcender notre faim.
Intention et intégration – Nous devons prendre au sérieux les notions d’intention et d’intégration, trouver des outils et de l’espace pour cela dans nos jeux et nos manières de jouer. Tout jeu a le potentiel d’être transformateur si nous l’investissons de cette manière. Pourquoi est-ce que je joue ou conçois ce jeu ? Qu’est-ce que je veux qu’il se passe et pourquoi ? Quels outils dois-je donner à mes joueureuses ou à moi-même pour traiter, intégrer les expériences que nous vivons, trouver des endroits où ces expériences peuvent s’installer dans nos vies, changer notre façon de penser et d’évoluer dans le monde ? L’intention nous rend conscient·e·s du pourquoi et du comment. L’intégration met cette conscience en action.
Le minimum profond – Nous avons été désensibilisés par tous les stimuli en jeu et hors du jeu, nous sommes devenu·e·s avides et gâtés, attendant sans cesse que l’on nous impressionne. Nous n’avons pas besoin de plus d’intrigues, de plus grands châteaux, de mécaniques de jeu complexes pour ressentir et comprendre davantage. Nous avons besoin de moins. Plus nous voulons aller en profondeur, moins nos jeux doivent être extravagants. Organisons des GN qui éliminent le bruit afin que nous puissions entendre ce qui se passe réellement ! Construisons des mondes non pas à l’aide de décors ou de lieux sophistiqués, mais en nous engageant les un·e·s envers les autres, envers le monde que nous construisons, dans les détails nuancés de la façon dont nous nous écoutons les un·e·s les autres et nous-mêmes pendant le jeu, dans la façon dont nous prenons soin des désirs fragiles et puissants que nous portons en nous. Jouons avec lenteur et profondeur. Ayons confiance dans le fait que lorsque nous laissons de la place pour que des choses se produisent, elles le feront – et nous le remarquerons.
Non-consumérisme – Le GN n’est pas un produit et nous ne sommes pas des consommateurices. Arrêtez de vendre des expériences, arrêtez de les consommer. Trouvez des façons d’offrir des GN qui remettent en question non seulement le consumérisme, mais aussi tout le système sur lequel il repose.
Agentivité et sensibilisation – Nous aspirons à avoir de l’agentivité pendant le jeu, mais nous avons du mal à en avoir dans la vraie vie, en dehors du jeu. Organisons des GNs qui nous aident à trouver du pouvoir, qui nous donnent du pouvoir, qui nous inspirent à nous souvenir et à remarquer que nos actions comptent et que nous avons le pouvoir de faire les choses différemment; que nous avons le pouvoir de nous rebeller contre des systèmes injustes, de résister à l’oppression, d’inviter à l’attention, à la joie, à l’action durable. Réalisons des GN qui nous aident à prendre conscience des systèmes dont nous faisons partie, des valeurs sur lesquelles nous basons nos actions, des choses qui nous empêchent de vivre de manière durable.
Mobilité douce – Arrêtez de prendre l’avion. Maintenant. Participer à des GN ou en concevoir qui encouragent le fait de prendre l’avion est destructeur. Si nous ne pouvons pas jouer de manière durable, nous ne devrions pas jouer du tout. Si nous pouvons inventer des mondes fictifs, nous pouvons trouver d’autres moyens de voyager ou de jouer. Le GN ne se limite pas à la durée du jeu, nos responsabilités vont bien au-delà. Concevoir l’ensemble du GN en encourageant à voyager de façon durable ou à ne pas voyager du tout devrait être une partie essentielle de cela.
Trouver de nouvelles histoires pour créer de nouveaux mondes – Aucun système préexistant ne nous sauvera. Si ça avait été possible, cela se serait déjà produit. Mettons-nous au défi de raconter et de vivre des histoires qui ne soient pas une répétition de nos anciennes habitudes toxiques, de nos modes de vie oppressifs et destructeurs. En tant que joueureuses et concepteurices de GN, nous avons tendance à rechercher le drame, les thèmes sombres, l’amusement douloureux et, bien souvent, nous faisons plus que flirter avec le tourisme noir. Nous devons aborder la noirceur avec prudence. C’est bien beau que nous voulions explorer toutes les nuances de la vie, mais pouvons-nous trouver le drame, les différentes émotions, tout ce que nous aimons dans de nouveaux imaginaires, dans des histoires qui n’ont pas encore été racontées, des histoires qui aident à façonner la réalité en de nouvelles façons d’être ? Aucun avenir – même radieux – n’est simple, les possibilités d’exploration sont infinies si nous sommes prêt·e·s pour cela. Réhabilitons notre imagination, devenons bizarres, sans précédent.
Construire des communautés – Nous avons besoin les un·e·s des autres aujourd’hui et nous aurons encore plus besoin les un·e·s des autres dans les années à venir. Plus la transformation est importante, plus il est important que nous la réalisions ensemble. La résilience est un effort commun. Le GN est un raccourci pour construire des communautés et nous devons prendre soin de ces communautés, travailler avec nos différences, avec l’affection comme avec l’agacement que l’on peut avoir les un·e·s pour les autres. Nous devons apprendre à offrir et demander de l’aide. Ne pas entrer en compétition; nous sommes toustes du même côté. Écoutons celleux avec qui nous ne sommes pas d’accord et répondons avec soin, avec compassion. Construisons des communautés dans le jeu qui nous apprennent à vivre ensemble malgré tous les facteurs qui nous séparent et chérissons les communautés hors jeu qui naissent de ces expériences.
Habiter le trouble – Arrêtons de rechercher toujours des sensations fortes et commençons à trouver des moyens de supporter les émotions inconfortables, dévastatrices et désordonnées comme le chagrin, la honte, la colère et le désespoir qui accompagnent la destruction écologique que nous vivons. Travaillons avec ces émotions et, à partir de cette complexité, recherchons la beauté et imaginons des issues possibles.
Plaisir et joie – Nous devons apprendre à désirer des choses qui ne nous détruisent pas. Vivre et jouer autrement ne signifie pas prendre moins de plaisir. Nous sommes hédonistes par défaut et nous devons nous en accommoder. Jouons pour trouver de la joie dans les actes de la vie autrement. Créons des jeux qui remettent en question l’idée que vivre de façon durable signifie renoncer au jeu et au plaisir (sans pour autant tomber dans le piège du greenwashing dans nos GN). Travaillons moins et jouons plus. Imaginons et incarnons des mondes où la vie durable est synonyme de joie et de beauté.
En conclusion
Notre climat, nos écosystèmes, nos sociétés, nos modes de vie sont déjà en pleine mutation. Pour que notre avenir soit rempli de jeux, il faut qu’il y ait un énorme changement dans la façon dont nous jouons.
Je veux que cette communauté ressente tout ce qu’il y a à ressentir (la joie et la colère du monde tel qu’il est) et puis qu’elle soit vraiment, vraiment enthousiaste à l’idée d’affronter ces luttes, enthousiaste à l’idée de toutes les possibilités qui non seulement se profilent à l’horizon, mais qui peuvent et doivent se manifester ici et maintenant. Avec amour et rage, je nous demande d’imaginer et d’incarner des avenirs post-capitalistes et post-fossiles, des réalités ludiques et merveilleuses. Imaginons des systèmes vivants, respirants, extatiques, socialement justes, non destructeurs, qui honorent toute vie. Rendons ces réalités vivables, montrons qu’il existe des alternatives !
Nous avons une imagination foisonnante, nous créons des mondes, nous sommes des êtres aimants et remplis de possibilités de vivre et de jouer autrement. Faisons-le.
Cet article a été reproduit avec l’autorisation du livre Solmukohta 2024. À citer comme suit :
Tarpila, Maiju. 2024. “The Manifesto of Playing to Live Elsewise (Le Manifeste du jeu pour vivre autrement). Dans Liminal Encounters : Evolving Discourse in Nordic and Nordic Inspired Larp, édité par Kaisa Kangas, Jonne Arjoranta, et Ruska Kevätkoski. Helsinki, Finlande : Ropecon ry.
Photo de couverture : Photo de Fahmi Ariza sur Unsplash
Rachel Hoekendijk
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Quel superbe texte ! Merci de nous le faire découvrir 🙂