Cette édition de LaboGN a été marquée par un nivellement très progressif des participations aux frais, mais aussi des difficultés à atteindre la jauge fixée de 60 participant·e·s. Pour pallier cela, nous avons choisi de piocher dans les comptes de l’association et organisé un événement à perte. Ça m’a donné envie de « parler d’argent », en m’appuyant sur un outil d’éducation populaire chiné lors d’un « Labo des Conflits » (on reste sur la thématique laborantine). Cet article vise à faire un retour sur les résultats de cette enquête EXCLUSIVE en milieu laboGNiste.
L’outil
Durant la semaine, j’ai affiché dans une salle à part un panneau sur lequel les participant·e·s étaient invité·e·s à indiquer anonymement quatre critères (Image 1) :
- Leurs revenus (salaires, allocations, rentes, loyers…) ;
- Leurs dépenses (loyers, alimentation, crédits, frais de santé, transports, personnes à charge…) ;
- Leurs économies ou dettes ;
- Les héritages potentiels qu’iels pourraient toucher.
Une affiche comportant un tableau avec en haut des colonnes des montants financiers (de -500 000 à +500 000) sur laquelle des personnes anonymes ont indiqué sur chaque ligne leurs revenus, dépenses, économies/dettes, héritages potentiels à l’aide de couleurs différentes.
35 personnes (sur 56 présentes) l’ont rempli entre lundi et mercredi, puis je l’ai décroché pour récolter les résultats et j’ai proposé une restitution lors d’un atelier d’une vingtaine de minutes précédant l’assemblée générale de l’association, le mercredi après-midi.
Revenus
Si cet indicateur a globalement été compris, il a néanmoins déjà ses limites : ne pas visibiliser les revenus variables (bien que certain·e·s aient pris l’initiative de noter une fourchette de revenus plutôt qu’un revenu fixe ou une moyenne), masquer l’origine des revenus (salaires, allocations et revenus du capital ne sont pas porteurs des mêmes réalités sociales et connotations)…
Dépenses
Si cet indicateur aurait pu être intéressant pour visibiliser les différences entre, par exemples, personnes habitant en campagne ou en ville, seules ou avec des personnes à charge, etc., il a été mal compris. En effet, certaines personnes ont renseigné leurs dépenses effectives (à la fin du mois, j’ai dépensé X €), d’autres seulement les dépenses fixes (loyers, factures). Ainsi, le reste à vivre (obtenu en soustrayant les dépenses aux revenus) ne représente pas la même chose pour tout le monde : pour certain·e·s, il s’agit du montant disponible pour les dépenses ponctuelles ou de loisir, tandis que pour d’autres, cela inclut l’alimentation par exemple. En outre, les dépenses ainsi affichées ne visibilisent pas le niveau de vie, pourtant crucial (une personne qui dépense 2 000 € de salaire par mois, mais qui a de nombreuses dépenses de loisir et un niveau de vie élevé, n’est pas logée à la même enseigne qu’une personne qui, sur ces mêmes 2 000 €, entretient seule deux enfants et a des fins de mois difficiles). L’indicateur aurait ainsi été plus pertinent en tant que « reste à dépenser » une fois les charges fixes déduites. Parce qu’il était illisible en tant que tel, je l’ai exclu de la visualisation finale.
Économies/dettes
Pas grand chose à dire sur cet indicateur. Globalement, les personnes ont inclus les crédits dans les dépenses (à l’instar d’un loyer) et non dans les dettes (à l’exception d’une personne qui l’a explicité à l’écrit), ce qui me paraît pertinent (payer un loyer revenant comparativement à jeter de l’argent par les fenêtres, il est plus avantageux de rembourser un crédit qui nous permettra à terme de posséder notre lieu de vie).
Héritages potentiels
Ce critère est le plus évasif, car il concerne des ressources non-encore perçues, mais dont on s’imagine pouvoir hériter – avec toutes les approximations que cela comporte : frais exceptionnels menant à dilapider l’héritage potentiel avant le décès des parents concernés, valeur immobilière inconnue ou qui baisse, non connaissance de ces données… Pour autant, cet indicateur, qui m’avait moi-même surpris·e lorsque j’ai découvert l’outil, a son importance : il permet de rendre visible des inégalités, non seulement individuelles, mais de classe. En effet, l’héritage est un des vecteurs les plus importants de reproduction sociale, d’autant plus qu’on ne peut être totalement déshérité en tant que parent direct (enfant ou assimilé), même en situation de rupture familiale. Sans être exact, cet indicateur permet d’esquisser, à long terme, si la précarité éventuelle de la personne est « destinée » à changer. Il peut également influencer les attitudes de consommation, en créant une source possible de revenu ou de capital au-delà de ses propres économies (à titre personnel, par exemple, je suis allocataire de l’allocation adulte handicapé·e et, si mon revenu est suffisant pour vivre, je ne peux en aucun cas prétendre faire un crédit : cependant, la perspective (lointaine, d’autant plus que mes parents sont jeunes et que je leur souhaite une longue vie) d’un héritage immobilier me donne bon espoir de sortir de la condition de locataire à un point de ma vie). L’existence d’héritages potentiels peut également indiquer, de manière non-prédictive (la rupture familiale étant une situation courante chez les personnes LGBTQ+ par exemple), que les personnes peuvent avoir accès à du soutien financier ponctuel en cas de coup dur. Enfin, il permet de relativiser : certes, je suis aujourd’hui au niveau du seuil de pauvreté, mais plus tard, je serai probablement propriétaire (contrairement à 42 % des ménages).
Autres limites
Cet outil fait l’impasse sur de nombreuses situations économiques différenciées. Est-on propriétaire ou locataire ; détient-on du capital ; à quel point le revenu est-il assuré ; l’héritage est-elle une perspective réaliste, de court ou long terme, etc. Toutefois, il a au moins le mérite d’avoir lancé la conversation, et c’est bien pour cela qu’il me paraissait pertinent.
Discussions et résultats
J’ai compilé les réponses obtenues en établissant des réponses par « fourchette » (plus ou moins grande, selon ce qui me paraissait signifiant). Je n’ai pas traité les réponses en synergie (pas « X personnes qui touchent entre X et Y € sont par ailleurs susceptibles de recevoir un héritage supérieur à Z € »), à l’exception de la comparaison du différentiel revenus-dépenses (que j’ai traité au lieu de présenter les dépenses de façon séparée). J’ai présenté ces résultats durant un moment de discussion, qui a mené à formaliser certaines des limites citées préalablement ainsi qu’à réfléchir aux apports potentiels de cette discussion pour LaboGN. J’ai ensuite travaillé à retranscrire tout ceci sur une affiche (Image 2).
Une affiche couverte de différents graphiques et inscriptions servant de résumé ou de bilan à l’atelier “Parler d’argent”. Ce qui est écrit est développé dans cet article.
Résumé des résultats
Revenus :
- 2 personnes ont déclaré n’avoir aucun revenu ;
- 4 personnes ont un revenu inférieur à 500 €/mois ;
- 8, compris entre 500 (inclus) et 1 000 €/mois ;
- 9, 1 500 – 2 000 €/mois ;
- 3, 2 000 – 3 000 €/mois ;
- 3, 3 000 – 5 000 €/mois ;
- Personne n’a déclaré toucher un revenu supérieur à 5 000 €/mois.
Économies :
- 4 personnes ont déclaré avoir seulement des dettes ;
- 6 personnes, avoir entre 0 et 1 000 € (exclu) d’économies ;
- 17, entre 1 000 (inclus) et 10 000 € ;
- 5, entre 10 000 € et 50 000 € ;
- 3, plus de 50 000 €.
Héritages potentiels :
- 4 personnes ont déclaré n’être susceptible de toucher aucun héritage financier ou approximable en équivalent financier ;
- 10 personnes ont déclaré pouvoir attendre entre 1 000 et 50 000 € d’héritage ;
- 15, entre 50 000 et 500 000 € ;
- 6, plus de 500 000 € ;
- 1 personne n’a pas répondu.
Dépenses : indicateur jugé non-pertinent car mal compris.
Mise en perspective : la situation en France
Le revenu médian (50 % des gens sont au-dessus, 50 % au-dessous) en France est autour de 1 800 € : à LaboGN, 29/36 répondant·e·s sont au-dessous de ce seuil, soit environ 80 % (avec la prudence statistique requise par des échantillons restreints !). 18/36 (la moitié) sont par ailleurs au-dessous du seuil de pauvreté (défini à 50 % du revenu médian). Le public de LaboGN semble donc nettement plus pauvre que dans la population générale française, si toutefois on s’attache simplement à la répartition (l’outil ne permet pas de calculer de façon fiable une moyenne des revenus). En revanche, cette pauvreté ne semble pas toujours ancrée dans l’histoire familiale, la plupart des participant·e·s pouvant prétendre à un héritage parfois très conséquent : cependant, il n’est pas possible d’analyser précisément ce facteur non plus, qui requerrait de savoir qui a déjà touché un héritage, quel est l’âge des répondant·e·s, etc. Je n’ai pas non plus tenté de corréler revenu/héritage potentiel, ce qui pourrait sans doute s’avérer révélateur de disparités de classe sociale (celle-ci ne pouvant se limiter à la situation de l’individu à l’instant t, mais nécessitant de se pencher également sur son bagage social, culturel, financier… hérité, bien que les trajectoires de vie puissent amener à en être partiellement ou totalement coupé : c’est le cas de nombreuses personnes trans par exemple).
Bref : le public de LaboGN 2023 a été divers en termes de ressources financières, avec une tendance vers le peu. Ce n’est pas si surprenant si on prend en compte les décisions prises par le collège dirigeant concernant le montant des participations aux frais cette année : penchons-nous un peu sur leur détail.
Concrètement : la PAF 2023
D’emblée, pour l’édition 2023, nous avions décidé d’ouvrir un grand nombre de places à un tarif réduit, comptant à la fois sur les participations solidaires et sur la réserve de l’association. Initialement, nous avions ainsi ouvert :
- 5 places à 50 € ;
- 5 places à 100 € ;
- 5 places à 150 € ;
- 5 places à 200 € ;
- Une PAF « standard » à 240 € (pour un prix réel de la place estimé à 220 €, la PAF standard incluait donc un peu de marge) ;
- Plusieurs paliers suggérés de participation supplémentaire optionnelle.
Nous avions décidé de faire confiance aux individus pour sélectionner le tarif qui leur correspondait et de ne pas nous occuper nous-mêmes de la répartition des PAF réduites. Cependant, ce choix a, à mon sens, été mal avisé : en effet, les places les moins chères ont été prises d’assaut et ont été épuisées en quelques heures, voire minutes. Cela a donné lieu à beaucoup de frustration de la part de personnes qui auraient eu besoin de ces places pour s’inscrire, sans que nous puissions juger de la « légitimité » comparée des participant·e·s ayant saisi les places moins chères (et, rassurez-vous, on n’avait pas l’intention de jouer au fisc dans tous les cas). Cette frustration a peut-être participé au fait que l’événement peine à se remplir, au point que nous ayons décidé, en réunion du Collège dirigeant fin mai, de « vider les caisses » de l’association en finançant de nouvelles places solidaires. Notre postulat était peu optimiste : au vu de la difficulté à rassembler des énergies pour organiser l’événement, mais aussi simplement pour y venir, nous pensions qu’il s’agirait probablement du dernier LaboGN, et que conserver une réserve (utile notamment pour payer les arrhes des sites loués) n’était donc pas crucial. Ainsi, nous avons décidé d’assurer coûte que coûte la tenue de l’événement en 2023, qui n’était pas certaine faute de participant·e·s (nous étions alors 49 inscrit·e·s, sur 60 anticipé·e·s), plutôt que de reporter encore et risquer qu’il n’ait jamais lieu. Une toute nouvelle équipe s’est toutefois formée à l’assemblée générale de l’association (qui s’est tenue durant le Labo, consécutivement à la discussion « Parler d’argent » que développe cet article) pour organiser l’édition 2024, qui fêterait donc les 10 ans de l’événement LaboGN : il nous est permis d’espérer !
Mais revenons-en à nos moutons (ou nos montants). Au 9 juin, nous avons ouvert :
- 3 places supplémentaires à 50 € ;
- 3 à 100 € ;
- 3 à 150 € ;
- 3 à 200 €.
Les places à 50 € ont été vendues en quelques minutes seulement, suivies par les places à 100 €. 2 places à 150 € et 1 place à 200 € ont été achetées. Au total, 29 places à tarif réduit ont été achetées, pour 33 PAF standard (dont 16 participations solidaires, ayant ajouté pour la plupart 10 €, plus rarement 40 €, 60 € ou une participation libre). Ces chiffres ne tiennent pas compte des désistements (l’édition ayant accueilli effectivement 56 participant·e·s). Étant donné que, de mon impression, la plupart des désistements concernaient des PAF standard, on peut considérer qu’approximativement la moitié de LaboGN a bénéficié d’une PAF réduite, dont la majorité n’aurait sans doute pas pu venir sans cet aménagement.
Arrière-plan, une affiche montrant un tableau partiellement caché rempli de lignes et points de couleur tracés à la main. Par-dessus, un morceau d’affiche écrit : “PARLER D’ARGENT – Je vous propose un outil de facilitation pour visualiser la composition et les disparités du Labo en termes économiques. Il n’est pas parfait mais constitue une base d’autopositionnement qui invite au dialogue.” Des feutres colorés sont dispersés dessus.
Conclusion
Bien que j’aie joué à l’apprenti·e statisticien·ne avec cet outil de visualisation, l’intérêt de cet article, outre sa valeur d’archive, est principalement de nourrir une réflexion sur les conditions matérielles d’accès aux événements, de sensibiliser les personnes à leur propre situation financière (comme un participant l’a rappelé durant la discussion, nous sommes beaucoup à nous considérer par défaut « classe moyenne », alors même que nous sommes parfois très en-dessous ou très en-dessus de ce fameux « milieu » très évasif) et de fournir des pistes de réflexion pour les éditions suivantes. En voici quelques unes.
-
Sensibilisation
Aux futur·e·s mandataires du mandat « Inscription », dont je fus cette année l’un·e des maladroit·e·s responsables : faites de la pédagogie autour des places solidaires, de leur utilité, de ce que nous essayons d’accomplir en matière d’accessibilité économique (mais pas que) avec LaboGN. Donnez-leur les moyens de se positionner, en utilisant par exemple les outils de l’Observatoire des Inégalités ou le Thunomètre1, avant de décider du montant de leur PAF.
Une difficulté supplémentaire n’est pas à négliger : le coût du transport… Et, si le collectiviser n’est peut-être pas à l’ordre du jour dans l’immédiat, c’est une réflexion qu’il pourrait valoir le co(ût) de mener.
-
Solidarité
240 €, ça n’est déjà pas rien, même lorsqu’on gagne correctement sa vie : mais comparativement, c’est très différent selon qu’on gagne 1 000, 2 000 ou 3 000 €. Visibiliser les disparités (potentielles) de revenus et, là aussi, ré-affirmer les valeurs et les démarches de LaboGN peut inciter des personnes à ajouter 10, 50, 100 € à leur participation.
Un système de parrainage direct pourrait peut-être être étudié, car le fait de mettre un visage sur l’aide fournie pourrait y inciter : cependant, l’argent est un haut lieu de pouvoir, et un tel système serait également susceptible de créer des biais de dette (sociale, morale) à même d’ajouter aux différences de pouvoir (économique et social) réelles ou perçues. Prudence donc, si une réflexion sur le sujet venait à faire jour.
-
Intersectionnalité
Un participant à la discussion a très justement fait remarquer que la barrière économique n’est pas la seule à l’entrée de LaboGN : en effet, LaboGN demeure, à l’image du GN français en général, désespérément blanc. Les participations aux frais solidaires/réduites pourraient être un outil au service d’une plus grande diversité des participant·e·s, aux endroits où elle peine à émerger (à la différence, par exemple, de la diversité effective des orientations sexuelles et identités de genre du public de LaboGN – bien que les discriminations et les biais, notamment transphobes*, n’y soient pas absents).
Attention, à nouveau, à ne pas simplifier : l’argent est une question importante, centrale, crispante aussi, mais elle n’est pas la seule question. L’accessibilité ne se réduit pas à l’accessibilité économique, et une réflexion transversale et intersectionnelle – prenant en compte les différentes discriminations en interaction – est toujours nécessaire.
Sur ces « quelques » lignes, je vous laisse. À l’année prochaine… Peut-être ?
*Rappel : la transphobie est un système. Ça n’est pas parce qu’on n’exclut pas explicitement les personnes trans ou qu’on ne les « déteste » pas qu’on ne participe pas plus ou moins inconsciemment à des conditions structurellement défavorables, en partie aux femmes trans et aux personnes transféminines, qui demeurent très minoritaires, et parfois absentes, à LaboGN et dans d’autres espaces où les hommes trans et personnes masculines (dont je fais partie) sont déjà présent·e·s.
—
1 : Il s’agit d’un outil militant d’auto-positionnement dont A·lys a parlé durant le Labo et qu’une de ses amies a commencé à mettre au propre depuis. Le Thunomètre est une équation simple qui compare le coût de venue à l’événement et les revenus annuels, avec des coefficients supplémentaires servant à ajouter ou retirer des points selon des marqueurs de classe : soutien de ou envers la famille, économies, oppressions systémiques, etc.
Derniers articles parAxiel Cazeneuve (voir tous)
- On a parlé d’argent (à LaboGN 2023) - 12 septembre 2023
- Le GN comme pratique magique - 12 octobre 2021
12 septembre 2023 at 9 h 34 min
Merci pour ce compte-rendu !