Les GN reproduisent une situation sociale à une petite échelle. Le milieu dans lequel se trouvent les joueurs ou les personnages, les besoins individuels, les interactions, la disponibilité des ressources et l’organisation de ces flux sont des paramètres importants. Tous dépendent étroitement les uns des autres et leur bonne synergie est fortement lié à la réussite ou à l’échec du GN. En le regardant sous cet angle, le GN est très proche d’un mini-écosystème. Alors pourquoi ne pas s’inspirer de techniques de gestion d’écosystème pour construire un paysage ludique viable ? La permaculture est notamment dédiée à élaborer des écosystèmes riches et durables dans un jardin ou une communauté. Cet article cherche à souligner comment ces enseignements peuvent s’intégrer dans une démarche d’organisation de GN comme un éco/sociosystème fonctionnel.
Récemment, j’ai participé à deux GN qui avaient en commun le contexte de l’univers des Sentes et de la forêt de Millevaux. Ces noms ne vous disent peut-être rien, mais il s’agit du cadre qu’à créé Thomas Munier pour élaborer différents formats de jeux de rôles, y compris en Grandeur Nature. En résumé, il s’agit d’un contexte de bouleversement dans lequel la forêt prend le dessus sur la civilisation et où différents phénomènes mystiques et surnaturels viennent menacer les survivants à travers leurs relations, leurs émotions et leurs destins. Un aspect très particulier de ce contexte, c’est qu’il peut être transposé dans différentes époques ou univers existant. Pour ceux que j’ai expérimentés, Valerrance nous plongeait dans un moyen-âge où des chrétiens se confrontaient à des païens et des créatures de la forêt. Le second, Vestige, était une projection dans un futur proche où la civilisation techno-industrielle se serait effondrée. Le point commun de ces jeux, c’est à la fois le système de création et les fondements des menaces qui planent sur les personnages : l’Oubli des souvenirs, la transformation physique par l’Emprise de la forêt, la manifestation physique des émotions à cause de l’Égrégore et l’apparition d’entités néfastes que sont les Horlas.
Thomas Munier, créateur des Sentes
Dévoilons tout de suite le côté le plus déroutant de ces jeux : les joueurs construisent leur personnage à partir de quelques cartes, éventuellement le matin même de l’événement. L’autonomie confiée aux joueurs pour l’élaboration du jeu est énorme et elle simplifie considérablement la tâche des organisateurs qui peuvent jouer un personnage eux-aussi.
À partir de cette courte présentation, je voudrais vous présenter ces GN sous un angle particulier, celui de la permaculture. Là encore, ce mot ne vous dit peut-être rien ou alors simplement des techniques de jardinage. En réalité, il s’agit d’une éthique ou d’une philosophie de vie définie par les australiens Bill Mollisson et David Holmgren. C’est la contraction des termes « permanent – culture ». Elle s’appuie sur 3 grandes éthiques : Être attentif à la nature – Être attentif à l’humain – Prendre notre juste besoin et redistribuer le surplus. Ce sont les bases fondamentales pour qu’une société soit durable et équilibrée. Prenons donc ici une société à une toute petite échelle : celle du GN. J’aurais énormément à dire sur cette présentation. C’est pourquoi, je vais juste m’appuyer sur 15 principes de la permaculture qui guident les actions à réaliser. Je vais tenter de mettre en évidence les aspects de ces jeux qui me semblent les plus importants :
Concevoir et mettre en place des systèmes
On parle de design en permaculture comme on parle de game design pour construire un jeu. Ça n’est pas spécifique aux GN des Sentes, mais ici, l’approche est à une échelle plus générale. En effet, le système de jeu est toujours le même avec certaines parties optionnelles (générateur de souvenirs, de contes, d’inspirations…). Pour les organisateurs, les seules choses à définir à chaque session sont le contexte, les factions et la timeline. Il faut créer cet assemblage d’éléments qui interagissent et remplissent une fonction précise. En gros, on construit un écosystème qui favorise l’autorégulation (équilibrage des forces et des faiblesses en présence), qui n’a pas trop besoin d’apports extérieurs (autonome) et qui se régénère de lui-même (créatif).
En plus de ça l’analogie est assez forte, car la forêt de Millevaux est un élément de base des Sentes. La forêt est la forme d’écosystème la plus aboutie et la plus riche. Le jeu fonctionne un peu par mimétisme et nous pousse souvent à être attentif à la nature pour en retrouver le fonctionnement.
Privilégier les éléments qui remplissent plusieurs fonctions
Selon les envies, chaque participant peut être en partie organisateur, main d’œuvre, joueur ou pnj. De même chaque joueur apporte des idées créatives et en reçoit au cours du jeu. En conséquence, la responsabilité qui repose sur chacun est plus légère et le relais arrive facilement quand il y a des baisses d’énergie chez certains.
Ce principe se retrouve aussi dans les objets de jeu et les décors. Il sont souvent symboliques ou interprétables de différentes façon par les joueurs (la forêt peut être vue comme un endroit sacré, une ressource, une menace, une cachette… Un tarot ouvre la porte à une infinité d’interprétations).
Assurer chaque fonction importante grâce à plusieurs éléments
On pourrait dire que tout le monde est important, mais personne n’est indispensable. En vérité, c’est plus compliqué que ça. Dans les deux cas que j’ai vécus, l’équipe orga est constituée de plusieurs personnes qui peuvent se substituer les unes aux autres, mais pas complètement. En revanche, je n’ai jamais vu de GN aussi résilient du côté des inscriptions de joueurs. Sur Vestige, à cause des conditions sanitaires en particulier, le GN a connu un turn over de 30 joueurs sur 70 en quelques semaines et je n’ai absolument pas ressenti l’impact sur le jeu.
En tout cas, savoir qu’il y a un relais, ça fait descendre la pression et la charge mentale sur les organisateurs. J’ai vu tellement de GN où les organisateurs/scénaristes/logisticiens n’ont pas tenu le coup ou se sont retrouvés dégoûtés par les dysfonctionnements ou le surmenage. Dans les exemples que j’ai pu voir, l’équipe organisatrice est étoffée pour que chacun puisse apporter sa pierre à l’édifice, sans qu’un membre risque de s’épuiser dans cette tâche.
Collecter, stocker et optimiser l’énergie
Je vois cet aspect de deux façons sur les GN des Sentes :
Les jeux que j’ai vus font appel à des ressources variées. Que ce soit des associations ou des personnes, un éventail d’outils de communication (Discord, Facebook, Drive, mails, site internet…) permettent de mobiliser des ressources matérielles ou de compétences dont chacun dispose. Il existe d’ailleurs un fichier partagé « coffre à jouet » sur lequel tout le monde peut proposer d’apporter du matériel supplémentaire pour les autres.
Par ailleurs, les parties créatives, organisationnelles et relationnelles sont assez simples et équilibrées. Ici, on se concentre sur l’essentiel pour que chacun puisse, selon son envie, apporter de la matière supplémentaire pour le jeu (prévoir plus de décors ou d’accessoires, animer des discussions de préparation, ou autre).
N’intervenir que quand c’est nécessaire
La sécurité émotionnelle est très cadrée dès le briefing du début et certains codes gestuels permettent de se faire comprendre sans nuire à l’immersion au cours d’une scène. Une chose que j’ai découverte sur ces jeux, ce sont les réunions de délégués. Chaque faction choisit une personne pour se rendre à des réunions d’une vingtaine de minutes à plusieurs moments du GN. Elles ont pour but de s’assurer que le jeu se passe bien et anticiper des besoins ou intervenir si nécessaire. Ces décisions se prennent en groupe pour croiser les points de vue et choisir la bonne façon de réagir à une situation (un joueur se sent isolé, est mal à l’aise, est trop rude vis-à-vis des autres, veut proposer une idée à développer, etc.)
Obtenir une production
Ce principe s’applique apparemment plus facilement dans un contexte agricole que social. En réalité, le jeu produit beaucoup d’interactions et d’expériences de vie sur lesquelles on peut s’appuyer au quotidien pour ne pas reproduire des schémas malsains et mieux exprimer ses émotions. Ce n’est pas forcément un but en soi, mais c’est une conséquence indéniable du GN. Comme les joueurs s’y investissent beaucoup sur ces jeux, il me semble que cet effet est encore plus fort.
Privilégier les petits systèmes intensifs
Le jeu fonctionne à plusieurs échelles, mais essentiellement autour de groupes de 2 à 10 joueurs selon les actions. Le joueur crée son arc narratif. La faction crée sa dynamique. Les groupes interagissent. Les groupes se fractionnent et constituent des sous-groupes, etc. À ces dimensions, il est beaucoup plus facile de donner du jeu à tous les participants, car chacun peut réagir à une situation au contact des autres ou simplement rejoindre un autre sous-groupe qui serait plus intéressant.
Laisser jouer et encourager la succession écologique
En écologie un champignon peut transformer le terrain et apporter les substances nutritives pour une plante pionnière, puis pour une autre variété ou un prédateur, etc.
Le fonctionnement du jeu propose une timeline pour guider l’action, mais elle est assez indicative. Peu d’événementiels contraignent les actions des joueurs. C’est surtout les conséquences des actions qui se déroulent qui orientent la suite de l’histoire.
J’ai remarqué ça chez beaucoup de joueurs également : on apprend beaucoup d’une première expérience et on ne ferait pas la même chose si c’était à recommencer. Autrement dit, on se prépare le terrain à soi-même et aux autres pour un prochain GN en sachant pertinemment que le système de création sera le même.
Privilégier les solutions lentes
Je retrouve ce principe dans la préparation qui s’étale sur quelques mois et permet à la réflexion de s’étoffer. Habituellement, on est plus proche d’un an de préparation dans la plupart des GN qui se finissent un peu dans l’urgence. Il y a besoin de temps et de constance pour que les idées et l’organisation se développent de façon cohérente. C’est souvent une ressource rare dans la vie d’adulte, entre activités professionnelles, familiales et sociales hors du GN. La relative simplicité des Sentes permet de s’engager plus facilement sur un événement.
D’un autre côté, j’ai constaté que les personnages créés au dernier moment avaient plus de mal à s’intégrer au jeu ou avaient moins de profondeur. Certains y cherchent peut-être une spontanéité sans se prendre la tête sur un arc narratif ou un costume très élaboré ?
Favoriser la diversité
À mon avis, c’est un des points forts majeurs de ces jeux. Le jeu est pensé pour être le plus accessible et sécurisé possible (en fonction de handicaps ou de sensibilités diverses). Les joueurs ne sont pas contraints de se fixer des limites de genre, de personnalité, de capacité, d’expression, etc. Le jeu est fondé sur les interactions et les relations humaines, alors quand les participants apportent ce qu’ils veulent dans le jeu, ça le rend bien plus riche que les idées d’une poignée d’organisateurs.
Utiliser et favoriser l’effet de bordure
L’effet de bordure, c’est le phénomène qui fait qu’il y a beaucoup plus de vie sur la berge entre la mare et la pelouse, car les êtres vivants des deux milieux s’y rencontrent, plus ceux qui y sont spécifiquement associés.
Le système de jeu fonctionne beaucoup sur trois éléments : les communautés, les missions de vie et les destins. Les communautés et missions de vie décrivent le milieu dans lequel va évoluer le personnage. En définissant ces limites clairement, on peut déduire les relations qui vont se nouer avec d’autres communautés et d’autres personnages (amicales, tendues, antagonistes, etc.). Les destins projettent davantage les personnages dans une évolution, mais là encore, cela conduit à une dynamique qui transforme les relations inter-individuelles.
Le lieu choisi et la décoration du site permettent aussi de créer des zones de contact et de rencontre pour des groupes qui n’auraient pas de raison de se côtoyer (un village, un refuge, un bâtiment magique et mystérieux..)
Toujours tenir compte de son contexte
D’un jeu à l’autre, c’est un peu comme un terroir. Il n’y a pas le même sol, ni le même climat ou les mêmes infrastructures qui nous entourent. Les inspirations culturelles, les joueurs, leur expérience et de nombreux autres facteurs font qu’on s’adapte pour favoriser la réussite. Certains éléments des Sentes sont optionnels et rien n’empêche d’ajouter sa touche personnelle pour rendre le jeu plus écrit ou simuler différemment certains aspects du jeu (Système monétaire ? Historique du monde ? Combats ?…)
Considérer aussi bien le chemin que le résultat
Les Sentes proposent un jeu globalement transparent. On peut prévoir ce qui va se passer (ou pas) et s’entendre avec les autres joueurs sur la façon dont on va mener une scène. Mais dans ce cas la façon dont on va y arriver prend une autre ampleur et ça peut complètement détourner la fin au bout du compte. D’ailleurs, les règles s’appuient sur le fonctionnement du théâtre d’improvisation : le lâcher prise, l’ouverture aux propositions (les personnages sont considérés comme naïfs et volontaires par défaut), ainsi que le dynamisme pour faire avancer l’action de façon cohérente.
Quand nous savons d’avance où nous allons arriver, il est beaucoup plus intéressant de partir à l’opposé pour découvrir quel chemin pourra nous mener au terme de notre route.
Essayer d’envisager les problèmes comme des solutions
Le fonctionnement est assez simple et peu d’éléments sont indispensables. Il y a donc une faible prise aux difficultés et on peut facilement rebondir en cas de pépin. Il reste quand même les aléas qui ne peuvent pas être évités comme la crise sanitaire ou les phénomènes climatiques par exemple. Sur Vestige, nous avons eu le cas d’un vent très fort et de beaucoup de pluie. C’est très sympa pour mettre en scène le côté post-apocalyptique, mais le barnum que nous avions pour notre camp n’était pas de cet avis. Plutôt que de subir cette situation avec dépit, Ashling, l’organisatrice principale, est intervenue comme un oracle au cours du jeu pour nous dire que le camp allait être dévasté si nous restions là. Nous n’avions qu’une solution : Faire nos bagages et démonter le camp pour s’installer ailleurs. De fait, ça n’a pas été vécu comme une contrainte, mais comme un rebondissement dans l’histoire qui nous poussait à changer.
Prendre ses responsabilités et assumer les conséquences de ses choix
Le système de création des personnages pousse les joueurs à faire des choix personnels et à s’investir pour construire ses relations avec les autres personnages. Cette autonomie rend chacun responsable de la qualité de son jeu. Évidemment, les joueurs ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais personne ne s’attend à recevoir son panier de légumes bien emballé. Tout le monde cultive le jardin, récolte et partage ses légumes. À titre personnel, je trouve que l’aspect associatif est plus sain avec ce fonctionnement. Au minimum, ça limite l’attente d’une « prestation » que l’on aurait auprès d’une entreprise. Au mieux, ça construit des relations entre les participants qui sont bien plus solidaires et compréhensifs.
Ces principes sont assez universels et très utiles au quotidien pour construire et développer des projets. Le GN est un terrain d’expérimentation pour tout un tas de situations sociales. En l’occurrence, Les Sentes proposent un cadre très sécurisant et ouvert à leurs joueurs. Elles axent également le jeu sur les relations humaines riches et variées. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous sommes « attentifs à l’humain ». De même, chacun s’implique dans le jeu pour y « puiser son juste besoin et redistribuer le surplus ». En sachant pertinemment qu’au final, il y a largement assez pour tout le monde. « L’attention à la nature » est aussi très présente avec le lien à la forêt et les choix concernant les repas et le recyclage de ce qui peut l’être. Je pense malgré tout qu’il y a encore de quoi s’améliorer dans ce domaine. En tout cas, les Sentes sont bien plus proches des éthiques de la permaculture que tous les autres GN que j’ai pu vivre jusqu’à présent. Elles n’ont pas vocation à être parfaites, mais la communauté est attentive aux différentes critiques et tend à s’améliorer d’une session à l’autre.
J’ai découvert ces jeux en voulant moi-même développer quelque chose dans cet esprit. L’outil est là, disponible et ouvert à l’adaptation vers d’autres modèles. Alors que je commençais à perdre l’envie d’organiser des GN, ça a été une bouffée d’air et de motivation. L’énergie que j’y consacrais me paraissait de plus en plus futile et prenait tout à coup une utilité sociale. Avec plus de recul, je crois que c’est un véritable outil de transition pour notre société. Nous expérimentons des choses plus sobres et plus contraintes qui demandent de s’investir et de faire preuve d’imagination. Nous sommes au contact de la nature et des bases de la vie en communauté. Nous partageons ce qui n’a aucune raison d’être individuel. Le GN classique, toujours plus gourmand en temps, en budget et en apparence est à l’image de notre société actuelle. Ça ne coûte pas grand chose de passer de l’autre côté de la barrière pour goûter les avantages d’un modèle plus simple et plus solidaire.
Le fonctionnement actuel des Sentes privilégie clairement l’aspect narratif en s’appuyant sur l’expression (à travers les relations) et sur la quête d’informations (beaucoup de souvenirs ont disparu et justifient l’absence de backstory). Le contexte donné par les organisateurs peut apporter un univers riche, mais plus il est présent, moins il favorise l’émergence d’idées nouvelles par les joueurs. De même, on peut construire des situations de compétition, mais comme les résolutions d’action sont libres, les enjeux perdent beaucoup de leur importance.
Est-il possible de combler ces défauts pour que tout le monde y trouve son bonheur? Voilà un défi intéressant pour continuer à faire évoluer ce système et ajouter de nouveaux modules optionnels !
Merci à Thomas Munier pour sa générosité et l’ouverture de toutes ses créations. Merci à la Ville Albertine pour l’organisation de Valerrance et à Ashling et l’équipe de l’association Eikona pour m’avoir accueilli pour l’organisation de Vestige.
Si vous ne devez lire qu’un seul ouvrage concernant la permaculture, je vous conseille « La permaculture – En route pour la transition écologique » de Grégory Derville chez Terre Vivante. Je me suis beaucoup appuyé dessus dans cet article.
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Crédits photos : Arnaud Lanoix / Laureen Keravec
Pierre-Olivier BLONDONT
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