Le GN comme pratique magique

Publié le mardi 12 octobre 2021 dans Articles

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Trouver son pouvoir-du-dedans

 

Cet article est une traduction par l’autaire1 d’un article publié dans le KPbook 2021 et sur nordiclarp.org, intitulé « Larp as Magical Practice: Finding the Power-From-Within ».

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« Ce qui est personnel est politique ; les forces qui donnent forme à nos vies individuelles sont les mêmes forces qui donnent forme à la vie collective en tant que culture. » (Starhawk, 2015 p. 71)

 

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Nous, les GNistes, sommes de drôles de gens : nous inventons des histoires, fabriquons des costumes, faisons des recherches sur de minuscules détails historiques ou lisons d’ennuyeux essais philosophiques, juste pour pouvoir jouer pendant quelques heures un personnage qui nous semble authentique. Nous faisons de notre mieux pour nous mettre dans la peau d’une autre personne, et nous rentrons parfois chez nous en emportant avec nous des fragments de cette identité fictive. Comme c’est étrange ! Mais comme c’est précieux.

En effet, je soutiendrai ici que le grandeur nature a le potentiel d’apporter des changements significatifs, en nous aidant à développer notre imagination et notre puissance (empowerment).

En écrivant cet article, j’ai d’abord voulu – comme le veut le dicton – vous parler de mon personnage. Ça aurait parlé de surmonter des limites personnelles, d’élargir l’alibi et de trouver le soutien et l’acceptation des autres participant·e·s. Mais je suis sûr·e que vous avez déjà entendu cette histoire ou, mieux encore, que vous l’avez vécue.

À la place, je veux vous parler des structures mentales qui se cachent derrière tout ça. La façon dont notre cerveau a été câblé pour répondre aux exigences d’une société fondée sur l’inégalité des statuts, l’isolement et la croyance en la responsabilité individuelle – le libre-arbitre radical, par opposition à l’existence d’un déterminisme social et matériel et d’une disparité des opportunités. Je veux vous dire comment le GN peut nous aider à changer ces structures, à extirper les racines de l’aliénation, et à trouver notre second souffle pour créer des structures mentales et culturelles différentes. Je veux vous parler de magie.

Selon la philosophe sorcière Starhawk, la magie consiste à opérer un changement de conscience : faire un pas en dehors de notre façon précédente (ordinaire) de voir les choses, et parvenir à une vision vraiment différente du monde et de nous-mêmes. Ça vous dit quelque chose ?

Dans cet essai, je vais expliquer comment la vision de la magie de Starhawk peut nous permettre d’avoir une perspective différente sur ce qui se passe à travers le grandeur nature et ce qui peut être réalisé. Le travail de Jonaya Kemper sur l’émancipation sera déterminant pour montrer comment se produit la magie, et pour mieux comprendre le potentiel de transformation du monde qu’offre le GN.

La magie qui se joue

Starhawk est une militante écoféministe, une philosophe et une sorcière néopaïenne. Elle utilise la magie pour changer le monde, d’une façon concrète. Voyons comment elle procède.

Selon elle, la magie est « l’art de changer la conscience à volonté » (Starhawk, 2015 p. 51). La magie prend ses racines dans un paradoxe : « La conscience donne forme à la réalité ; la réalité donne forme à la conscience ». (ibid. p. 52). Nos structures mentales, nos croyances, nos schémas intellectuels et spirituels, nos états d’esprit… ainsi que les choses extérieures à nous – la culture, les lieux, les gens, les mythes… – sont interdépendants. Nous sommes à la fois un produit du monde qui nous entoure et nous le produisons à notre tour. Parce que nous existons au sein de la réalité, nos actions l’influencent ; mais nous tirons également la majeure partie de notre « conscience », notre perception des choses à l’intérieur et à l’extérieur de notre esprit, de la réalité préexistante.

La magie consiste à trouver le moyen de modifier notre propre conscience. Cela peut se faire à travers des choses très pratiques, comme le militantisme, ou plus ésotériques, comme la pleine conscience. Quelle que soit la voie que vous empruntez, une seule vérité demeure : la magie consiste à trouver ce que Starhawk appelle le pouvoir-du-dedans : le pouvoir qui découle de ce que nous pouvons faire et réaliser nous-mêmes, par opposition au pouvoir-sur.

Le pouvoir-sur est un pouvoir dérivé de la hiérarchie, de la contrainte ou de la soumission des gens par la force, la manipulation ou la persuasion. Les lois (laïques ou religieuses) s’appuient sur le pouvoir-sur : la menace de l’application de la loi amène les gens à s’y conformer, non pas parce qu’ils pensent que c’est la bonne chose à faire (bien qu’ils puissent finir par le croire), mais parce qu’ils y sont contraints (symboliquement ou physiquement). Au contraire, le pouvoir-du-dedans ne consiste pas à faire faire des choses aux gens, ni à agir de la manière dont les gens veulent que nous le fassions : il s’agit de notre propre agentivité et capacité.

Une fois que vous aurez trouvé votre pouvoir-du-dedans et serez parvenu à effectuer ce changement, Starhawk affirme que vous agirez en conséquence. Faites évoluer votre conscience et le monde autour de vous changera, parce que vous ferez des choix pour induire le changement – aidant la réalité elle-même à évoluer vers un équilibre différent.

Pour en revenir au grandeur nature, je soutiendrai ici qu’un GN réussi est un GN dans lequel nous parvenons à ce changement de conscience. Et que c’est, en fait, la meilleure chose que le jeu de rôle grandeur nature peut espérer réaliser.

Devenir autre

L’alibi est souvent au cœur du contrat social en GN. Il peut être défini comme « Ce qui permet à une personne de jouer (un rôle) et de faire des choses qu’elle ne ferait jamais dans la vie de tous les jours lorsqu’elle est dans son personnage » (Larp Design Glossary, 2019). L’alibi signifie : « En entrant dans le jeu, nous nous engageons à séparer les discours et les actions du personnage de ceux de la personne qui l’incarne. »

Sans cette assurance, nous ne pouvons pas jouer de rôles, car nous ne pouvons pas sortir de notre moi ordinaire.

Oh, l’alibi est bien mince : des éléments banals comme l’angoisse de performance, un environnement peu sûr, la difficulté de différencier les émotions du/de la jouaire et du personnage d’un point de vue extérieur, ou des préjugés intériorisés (les nôtres ou ceux de nos co-jouaires, voir Kemper, Saitta & Koljonen, 2020) le mettent en péril. Il n’est pas toujours à la hauteur de la tâche : le plus souvent, peut-être, nous quittons un grandeur nature en n’ayant pas assez osé, en n’ayant pas assez joué notre personnage, ou même en ayant gardé rancune (ou en ayant craqué) pour un·e jouaire après des interactions en personnage. Il n’en reste pas moins que l’alibi, bien qu’imparfait, est l’ingrédient clé qui distingue clairement le grandeur nature des autres types de jeu (nous avons aussi besoin d’un alibi dans les jeux de rôles sur table, mais l’incarnation requise par le grandeur nature va nettement plus loin).

Qu’il fonctionne ou non, l’alibi, en tant que contrat social, soutient un effort visant à percevoir des ami·e·s comme des elfes, les étranger·e·s comme des partenaires, ou soi-même comme un·e artiste. C’est une tentative de changement de conscience.

Bien sûr, la fameuse suspension volontaire de l’incrédulité, l’attitude que les lectaires adoptent pour s’engager dans une œuvre de fiction (retenir son jugement sur la véracité ou la réalité des événements qui se déroulent dans la fiction), couvre une partie du même terrain, et a été utilisée et développée en relation avec le grandeur nature (Schrier, Torner & Hammer, 2018) : mais là encore, l’incarnation et l’agentivité des jouaires dans les GN l’emmènent plus loin, dans un lieu plus intime et plus actif. En outre, la forte composante collective du GN va bien au-delà de l’attitude individuelle envers la fiction : nous ne pouvons soutenir notre état d’esprit, notre attitude envers la fiction, que si les autres jouent le jeu. Dans le grandeur nature, nous avons besoin des autres pour réaliser ce que nous voulons réaliser : il ne peut y avoir de succès ni d’échec individuel. Il s’agit d’une co-création et d’une collaboration en vue du même objectif : créer une histoire signifiante et captivante, dans laquelle nous pouvons nous laisser prendre.

Ainsi, le GN est un genre de magie. En utilisant notre volonté pour participer au GN, nous nous engageons émotionnellement et significativement dans un personnage et des relations. Quand nous interagissons avec les gens, ou avec le GN, nous créons un espace pour que cela se produise. Dans cet espace, les choses et les comportements sont redéfinis, réinterprétés. Les éléments les plus banals peuvent véhiculer des choses très différentes : en cela, nous faisons de l’art. Nous créons du sens. Cette porte en bois est un portail vers le monde des morts. Cette jeune femme est la vieille reine d’un royaume plus vieux encore. Cette personne que je n’ai jamais rencontrée est mon grand amour perdu.

Nous disons ces choses et nous les croyons. Nous effectuons ce changement de conscience. La magie opère.

Et alors ? Pénétrer le réel

L’association la plus courante entre la magie et le jeu est celle du pionnier des études du jeu Johan Huizinga : le cercle magique. Selon le Larp Design Glossary, le cercle magique est une « [m]étaphore désignant l’espace séparé du jeu » (2019). Il marque l’espace de jeu, à la fois physique et virtuel (espace mental, système de croyances, monde du jeu, etc.), comme séparé, comme distinct de la réalité souveraine2.

La théorie de Huizinga a été largement critiquée, car la séparation entre le jeu et la réalité est souvent impossible à délimiter (et leurs définitions malaisées). Selon Stenros, la notion de cercle magique serait en réalité plurielle, exprimant différentes « frontières du jeu » (boundaries of play) – celles de l’état d’esprit du/de la jouaire, du contrat social et de l’espace de jeu (Stenros, 2014). Ces frontières restent poreuses : le cercle magique peut être mis en danger par des événements extérieurs, et les jouaires sont capables de naviguer entre différentes « couches » (layers), en zoomant et dézoomant à l’intérieur de leur personnage pendant les GN (Levin, 2020).

Malgré ces critiques, et suivant ses redéfinitions, le terme « cercle magique » reste largement utilisé pour désigner les éléments protégeant un jeu de la réalité, et vice versa. Le « jeu » et la « réalité » doivent rester séparés, et en entrant dans le jeu, nous jetons un sort pour qu’il en soit ainsi.

Mais si l’on en croit Starhawk, Huizinga avait tort depuis le début : la magie n’est pas ce qui rend le jeu imperméable. C’est ce qui le rend poreux. La magie est ce changement de conscience, temporaire peut-être mais aux répercussions durables, qui permet au GN d’influencer le monde extérieur.

La magie est la raison pour laquelle tant de jouaires de grandeur nature déclarent être devenu·e·s plus à l’aise pour parler en public, porter des vêtements « excentriques » ou explorer la fluidité des genres. C’est la raison pour laquelle nous avons créé des liens si forts avec des personnes avec lesquelles nous avons passé à peine quelques jours, pour laquelle nous avons parfois été capables de créer une communauté de confiance à partir de personnes très différentes. La magie se voit à travers toutes ces choses qui, dans les GN, nous ont permis de grandir.

Mais attention : la magie n’est pas garantie. Parfois, nous devenons plus à l’aise avec certaines choses grâce au GN tout simplement parce que nous avons eu l’occasion de pratiquer, alors que nous ne pouvions pas les essayer autrement. Nous n’avons peut-être pas besoin d’un profond changement d’état d’esprit pour être plus à l’aise pour parler en public alors que c’est le cinquième GN de l’année dans lequel nous devons faire un discours inspirant. Ce n’est peut-être qu’une question d’habitude, de pratique. De même, apprendre à interpréter un personnage ne signifie pas qu’il nous a secoué jusqu’au plus profond de nous-mêmes, se mêlant à notre sentiment d’identité, nous précipitant dans le monde avec de nouvelles perspectives.

Un changement de conscience est quelque chose de plus profond que ça. Ce n’est pas faire semblant, ni une croyance superficielle.

La magie exige que nous plongions profondément et redéfinissions nos croyances fondamentales. Et ça va nous demander un peu de travail.

Construire notre pouvoir

Le GN est un loisir dense et exigeant, qui tend à générer un tissu social très soudé. En tant que tel, il peut être un outil véritablement puissant pour la construction d’une communauté. Mais la « communauté » ainsi constituée n’est pas étrangère aux dynamiques de pouvoir (Cazeneuve 2020), aux inégalités de statut (Algayres 2019), aux discriminations dans l’accès aux jeux, à la hype, à la parole, etc. (Kemper, Saitta & Koljonen 2020). Ce sont là autant de manifestations d’un rapport de force intériorisé – nous avons du mal à rejeter le scénario avec lequel la société nous a martelé·e·s.

Dans son article intitulé « Wyrding the Self » (littéralement, « s’étranger », se rendre étrange, bizarre) (2020), Jonaya Kemper, spécialiste du GN et militante, met en évidence une chose que beaucoup peuvent trouver dérangeante : nous sommes tous des oppressaires et des opprimé·e·s. Même la personne la plus marginalisée au regard des normes de la société peut encore infliger un pouvoir-sur. Même les plus privilégié·e·s peuvent être soumis·es au pouvoir.

Une libération collective

« S’étranger », explique Kemper, signifie embrasser le fait d’être bizarre par opposition à être déterminé·e par la société. « Être bizarre, c’est être en dehors des aspects normaux de la société, oui, mais c’est aussi décider collectivement de qui on aimerait être, sans se baser sur la pression sociétale » (2020, p. 211). Pour moi, s’étranger est un moyen d’accroître notre pouvoir-du-dedans : renoncer aux attentes sociales et se concentrer sur ce que nous pouvons faire et être.

Si c’est en embrassant l’étrangeté que nous pouvons atteindre la libération, alors le GN est certainement l’endroit pour le faire. En fait, même si tous les GN ne font pas de la super magie, l’habitude d’endosser des rôles différents et de percevoir les autres en train de le faire reste un exercice de changement de conscience à volonté.

Le concept désormais célèbre de bleed émancipateur de Kemper (2017) a mis en lumière la façon dont nous pouvons utiliser le GN pour surmonter nos propres limites intériorisées. Selon Kemper, le « bleed » (le transfert d’émotions entre personnage et jouaire) « peut être piloté et utilisé à des fins émancipatrices par des jouaires qui vivent avec des marginalisations complexes ». Grâce à un calibrage minutieux, les jouaires peuvent naviguer vers des expériences qu’iels veulent traiter ou surmonter dans l’environnement sûr qu’offre le GN (sur la nécessité de se sentir en sécurité pour faire un GN, voir Friedner, 2019).

La proposition de Kemper peut sembler individualiste, car elle met l’accent sur l’empuissancement des jouaires. De même, la magie, en tant qu’état d’esprit, peut sembler autocentrée au premier abord. Mais comme le souligne Starhawk dans la citation que j’ai choisie comme introduction à cet essai, « Ce qui est personnel est politique ; les forces qui donnent forme à nos vies individuelles sont les mêmes forces qui donnent forme à la vie collective en tant que culture. » (Starhawk, 2015 p. 71). En agissant sur les choses qui nous déterminent, qui font de nous ce que nous sommes, nous induisons également un changement à un niveau plus large – bien que de manière souvent imperceptible. L’inverse est également vrai : nous ne pouvons nous changer nous-mêmes que dans la mesure où nous créons un monde qui permet ce changement.

En effet, Kemper écrit : « si nous voulons la libération, alors nous devons aussi libérer ciels qui nous oppriment, car iels sont opprimé·e·s tout comme nous » (2020 p. 212). La libération individuelle n’existe pas – le social et le personnel sont profondément imbriqués. Et Kemper et Starhawk sont toutes deux d’accord pour dire que c’est au sein des communautés que les choses vont se passer.

Compte tenu de toutes ces limitations, supposons néanmoins ici que le GN est une pratique magique. Un effort collectif pour parvenir à un changement de conscience, un art de changer la façon dont nous voyons le monde et les créatures qu’il contient. Une telle pratique devrait nous émanciper, nous rendre plus libres des normes sociales, plus désireux·ses d’agir contre elles. Si seulement nous pouvions nous défaire des mêmes vieilles structures de pouvoir dans lesquelles nous baignons depuis notre plus jeune âge.

Au diable avec le pouvoir-sur : il est temps de trouver notre pouvoir-du-dedans.

Une éthique GNiste

La façon dont nous imaginons habituellement la magie a tout à voir avec ce qu’on appelle la performativité du langage3.  Elle désigne les occurrences où parler accomplit réellement quelque chose. L’exemple le plus courant est celui d’un prêtre ou d’un maire prononçant le mariage de deux personnes : ils ne se contentent pas de le dire, comme vous et moi le pourrions, ils le réalisent effectivement, grâce au pouvoir qui leur est accordé par l’institution qui les soutient. Dans notre imagination, nous pensons que la magie fonctionne de cette manière : un puissant sorcier convoqua le feu, et le feu vint.

C’est du pouvoir-sur. C’est pourquoi nous nous moquons de la magie, car nous ne comprenons pas comment elle peut réellement fonctionner. Ce n’est pas comme si nous pouvions vraiment invoquer des démons ou être soigné·e·s par les dieux, n’est-ce pas ?

Mais la véritable magie provient du pouvoir que nous avons, pas de celui qui est conféré ou approprié. Ça n’est ni un don ni une malédiction. C’est la force intérieure, la capacité, la détermination à agir. Ainsi devons-nous agir en accord avec ce que nous disons, et pas nous contenter d’attendre que nous paroles fassent effet d’elles-mêmes.

Je propose que nous appliquions au GN ce que Starhawk appelle l’éthique de l’intégrité. Selon ses mots, « L’intégrité signifie la cohérence ; nous agissons en accord avec nos pensées, nos images, nos discours ; nous maintenons nos engagements. » (Starhawk, 2015 p. 81). Le principe de base est que si nous effectuons réellement ce changement, si nous réussissons à changer notre conscience à volonté, alors nous actions suivront.

Inversement, si nous visons à agir – ou à inspirer les gens à agir – par le GN, nous devons nous demander comment nous pouvons essayer d’atteindre ce nécessaire changement de conscience. Dans mon mémoire de maîtrise (Cazeneuve, 2019)4, j’ai soutenu que ce qui rend les GNistes plus enclin·e·s à soutenir les politiques progressistes est que le GN est largement a-hiérarchique, non compétitif, non productif et non lucratif. Ce ne sont pas des traits individuels, mais des caractéristiques structurelles. À mon avis, elles sont essentielles à une culture du GN socialement puissante et éthique.

Le GN est discordant. Dérangeant. Il conteste de nombreuses croyances bien établies dans la société : que les adultes ne peuvent pas jouer. Que le jeu ne peut pas être sérieux. Que les gens ne travaillent que pour l’argent. Que les personnes ne coopèrent pas ou ne collaborent pas sans une certaine forme de gestion ou de coercition.

La forme du GN, bien qu’imparfaite, soutient une structure complètement différente et un état d’esprit distinct par rapport à la société générale. Et c’est cette structure que nous devons chérir et soutenir, car c’est elle qui peut nous atteindre, nous émouvoir et nous conduire à un changement de conscience.

Grâce au GN, nous faisons de la magie sociale. Il permet à chacun d’entre nous de grandir et de changer, et nos consciences discordantes aident à changer le monde à leur tour.

Conclusion

En utilisant Starhawk, cet article visait à faire le lien entre la pratique magique, le militantisme et le GN, afin de montrer comment s’articulent art, politique et libération personnelle. Il fait suite aux travaux de Jonaya Kemper, qui se concentre sur ce que chacun d’entre nous peut faire pour utiliser le GN à des fins d’émancipation, en proposant une grille de lecture différente – la magie – de ces phénomènes et en insistant sur l’importance du collectif pour parvenir à la libération.

Le GN peut faire beaucoup de choses : mais il ne suffit pas de le dire. Nous devons nous méfier de ce présupposé. Nous pouvons être tenté·e·s de penser qu’un GN abordant des questions sociales difficiles, par exemple, réussira à sensibiliser les gens ou à les amener à avoir des opinions différentes : mais la façon dont nous faisons les choses est au moins aussi importante que ce que nous faisons. Comme l’a démontré Eirik Fatland dans un exposé présenté lors de la conférence State of the Larp (2018), les GN traitant de questions spécifiques et réelles n’ont la plupart du temps aucun impact sur les croyances des jouaires, mais peuvent au contraire renforcer les stéréotypes et les idées préconçues.

Cette focalisation sur le discours, par opposition à la structure, est un défaut courant des politiques progressistes, surtout parmi les grandes organisations politiques comme les partis ou les ONG. Elles commettent souvent l’erreur de croire en leur propre efficacité et efficience, sans tenir compte de la réalité sociale et matérielle dans laquelle elles – et nous, malgré nous – existent. Il en va de même pour le GN, lorsqu’il n’examine pas sa propre structure d’un œil suffisamment critique.

La vision de la magie de Starhawk nous offre un cadre alternatif, moins préoccupé par le discours et plus en prise avec la réalité matérielle dans laquelle nous vivons – celle qui nous façonne et qui est façonnée à son tour. En tant que jouaires de grandeur nature, nous apprenons à être souples et à penser différemment au monde, tant social que matériel : c’est un don que nous pouvons utiliser et améliorer pour faire de la vraie magie – changer la conscience pour prendre des mesures qui ont du sens.

Ça n’est possible que si nous restons vigilant·e·s : la structure de la société que nous voulons changer est omniprésente. Y résister est une lutte constante : mais le GN, comme la magie, pourrait bien être ce dont nous avons besoin pour y parvenir.

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[1] Pour éviter les terminaisons inclusives utilisant un point médian, peu lisibles, je remplace les terminaisons en -eur/-euse par la terminaison épicène -aire lorsque cela est possible.
[2] Terme utilisé par les sociologues Peter L. Berger et Thomas Luckmann, il désigne ce que nous appelons la « réalité », notre vie ordinaire et le monde le plus communément partagé, par opposition aux « provinces de sens », qui sont comme des « poches » de réalité alternative (comme la fiction, le jeu ou la religion). (Berger & Luckmann, 1968)
[3] Selon la théorie des actes locutoires du linguiste John Austin (1962), bien qu’il n’utilise pas ce terme lui-même.
[4] L’étude ethnographique a été menée en Finlande, avec un appui de scènes de GN « expérimentales » (inspirées par le GN nordique, utilisant souvent sa boîte à outils) en France, et ne peut pas rendre compte de toutes les cultures de GN. Cependant, je pense que lorsque des conditions analogues sont réunies, on peut raisonnablement en tirer la même conclusion.

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Références

Algayres, Muriel. “The Impact of Social Capital on Larp Safety.” Nordic Larp, March 28, 2020. https://nordiclarp.org/2019/10/29/the-impact-of-social-capital-on-larp-safety/.

Berger, Peter, and Thomas L Luckmann. The Social Construction of Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge. New York: Anchor, 1967.

Cazeneuve, Axiel. “The Paradox of Inclusivity.” In What Do We Do When We Play? Solmukohta 2020., edited by Eleanor Saitta, Makkonen Mia, Männistö Pauliina, Serup Grove Anne, and Johanna Koljonen, 244–53. Helsinki: Solmukohta 2020, 2020.

Cazeneuve, Axiel. “Éthique et politique du jeu. Jeu de rôle grandeur nature et engagement politique en Finlande.” Directed by Laurent Gabail. Université Toulouse Jean Jaurès, 2019.

Fatland, Eirik. “Larp for Manipulation or Liberation.” Oslo, 2018.

Friedner, Anneli. “The Brave Space: Some Thoughts on Safety in Larps.” Nordic Larp, October 7, 2019. https://nordiclarp.org/2019/10/07/the-brave-space-some-thoughts-on-safety-in-larps/.

Kemper, Jonaya. “The Battle of Primrose Park: Playing for Emancipatory Bleed in Fortune & Felicity.” Nordic Larp, June 21, 2017. https://nordiclarp.org/2017/06/21/the-battle-of-primrose-park-playing-for-emancipatory-bleed-in-fortune-felicity/.

Kemper, Jonaya, Saitta, Eleanor & Koljonen, Johanna. “Steering for Survival”. In What Do We Do When We Play? Solmukohta 2020., edited by Eleanor Saitta, Makkonen Mia, Männistö Pauliina, Serup Grove Anne, and Johanna Koljonen, 49-52. Helsinki: Solmukohta 2020, 2020.

Levin, Hilda. “Metareflection”. In What Do We Do When We Play? Solmukohta 2020., edited by Eleanor Saitta, Makkonen Mia, Männistö Pauliina, Serup Grove Anne, and Johanna Koljonen, 62-74. Helsinki: Solmukohta 2020, 2020.

Schrier, Karen, Torner, Evan & Hammer, Jessica. “Worldbuiling in Role-Playing Games”. In Role-Playing Game Studies: A Transmedia Approach, edited by Zagal, José P. and Deterding, Sebastian, 349-363. New York: Routledge, 2018.

Starhawk. Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Paris, Cambourakis, 2015 (1982 pour la version anglaise).

Stenros, Jaakko. “In Defence of a Magic Circle: The Social, Mental and Cultural Boundaries of Play.” Transactions of the Digital Games Research Association, 2014. http://todigra.org/index.php/todigra/article/view/10/26.

Seregina, Usva. “On the Commodification of Larp.” Nordic Larp, December 17, 2019. https://nordiclarp.org/2019/12/17/on-the-commodification-of-larp/.

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Anthropologue de réforme et indécrottable intello, mon travail d'écriture ou d'organisation se centre sur des questions d'accessibilité, de justice sociale et autres explorations de marges.

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3 réactions à Le GN comme pratique magique

  1. Holala, Axiel tu es mon nouvel horizon, merci <3

  2. Rien que ça ! ^^” merci beaucoup Skimy.

  3. Complet, ultra-intéressant et inspirant. Merci !

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