Cet article témoigne de ma vision de la “sécurité émotionnelle”.
J’aimerais qu’on retire à La Sécurité Émotionnelle son aura d’impératif, de recette miracle, de révolution, et qu’on revienne à la base : on en fait déjà, autrement, et les dernières années nous proposent juste des mots pour désigner ce qu’on fait, et de nouvelles façons de le faire.
L’article n’est pas à charge de qui que ce soit, je n’essaie pas de convaincre, je donne un point de vue personnel avec ce qui l’a porté. Je comprends qu’on refuse “La Sécurité Émotionnelle” quand c’est présenté avec mépris comme ça a pu parfois l’être.
J’espère juste que, quelle que soit votre relation à “La Sécurité Émotionnelle”, ça vous fasse un peu penser à la façon dont vous en parlez, et à la façon dont vous en faites. Parce que vous en faites sans doute déjà.
1. C’est quoi la sécurité émotionnelle ?
La sécurité émotionnelle, selon moi, est le processus volontaire d’agir en faveur du bien-être des participant·es d’une communauté, tout en prenant des mesures raisonnables pour ne pas porter atteinte à leur santé mentale1.
Elle peut également inclure deux autres processus, sans s’y limiter :
- L’accessibilité, qui vise à réduire les situations de handicap
- L’inclusivité, qui vise à contrebalancer les discriminations systémiques
Ces trois processus sont des démarches continues et imparfaites, puisque les solutions que l’on trouve un jour peuvent être obsolètes le lendemain. Les sociétés changent et les demandes des individus changent avec.
Il vaut donc mieux voir ces processus non pas comme une série de recettes miracles ou de principes immuables, mais plutôt comme des démarches de prévoyance et d’adaptation, qui s’améliorent au fur et à mesure des expériences.
2. La sécurité émotionnelle en jeu ?
Je n’ai pas parlé de jeu de rôle grandeur nature (GN) jusque-là. C’est parce que les principes de sécurité émotionnelle peuvent s’appliquer à bien d’autres environnements que l’événementiel ludique et fictionnel.
Ils peuvent s’appliquer en conventions2, ou pour d’autres jeux de sociétés, mais aussi en dehors du monde ludique, dans le quotidien du travail ou du déplacement dans la ville, par exemple.
Le GN, le jeu de rôle, le théâtre d’improvisation, ou encore le théâtre immersif un peu interactif ont pour conditions, pour participer pleinement, d’adopter une attitude de jeu, d’accepter la fiction de l’univers proposé, et d’engager son corps.
Ces conditions sont à prendre en compte pour la sécurité émotionnelle, puisqu’elles modifient plus ou moins explicitement les conventions sociales qui s’appliquent le temps de l’événement.
L’aspect événementiel implique que tout se passe dans l’immédiat, sur un temps relativement court. Les aspects ludiques et fictionnels amènent les frontières entre ce qui est “du jeu ou pas du jeu” à être poreuses. L’improvisation et l’implication du corps rendent plus difficile la prise de recul et brouillent davantage les frontières.
La sécurité émotionnelle est une problématique commune à ces pratiques que j’appelle des expériences d’incorporation en fiction. Toutes explorent le sujet avec plus ou moins de réussite, et semblent se retrouver dans l’idée de sécurité émotionnelle comme processus continu3.
Heureusement, notre loisir étant principalement associatif et bénévole, il existe déjà de nombreuses ressources gratuites diffusées en ligne ou de bouche à oreille, qu’on peut combiner pour mieux prévoir ou s’adapter4.
3. La sécurité émotionnelle fait (déjà) partie du jeu
A priori, les participant·es qui veulent jouer ensemble veulent éviter de porter atteinte au bien-être ou à la santé mentale des autres. Même les expériences aux émotions fortes n’ont pas pour but de nuire à autrui5.
Se sentir en sécurité est d’ailleurs nécessaire pour permettre une attitude ludique durant le jeu. Les sciences du jeu parlent notamment d’un besoin de sentir que les conséquences du jeu sont minorées6, ou qu’on y est protégé7. Et sans personnes qui jouent, qui adoptent une attitude ludique, pas de jeu8.
Une grande partie de ce que les équipes d’organisation préparent pour un GN consiste d’ailleurs à faciliter la vie aux personnes qui vont jouer. Le design du jeu consiste à créer un écosystème qui favorise l’attitude ludique autour et pendant le jeu, et implique donc déjà un travail de bien-être, de sécurité émotionnelle.
Par exemple : les personnages (qu’ils soient pré-écrits, à créer, ou autre) se complètent les uns les autres pour encourager des relations sociales tout en les cadrant ; la communication avant le jeu incite à préparer son costume, la profondeur de son personnage, ou ses connaissances ; les apéro communautaires avant le jeu permettent de se rencontrer pour se motiver, se rassurer, ou planifier du jeu9.
Il y a autant de façons de concevoir un GN qu’il existe de personnes pour les créer et les animer. Il est impossible de penser à tout ce qui influence le sentiment de sécurité et donc l’attitude ludique de chaque participant·e. Mais il est possible d’essayer de “prendre des mesures raisonnables”.
Ce qui est raisonnable dépend de chaque équipe évidemment, mais on admettra que dans le cas d’ouvriers dans un chantier, il est plus raisonnable de fournir un casque qu’un verre d’eau. Là où il y a une intensité physique, il est raisonnable d’avoir une sécurité physique, là où il y a une intensité émotionnelle…
Ce qu’on a appelé La Sécurité Émotionnelle récemment, c’est une réaction plus ou moins raisonnable à l’écoute des témoignages sur l’intensité émotionnelle de notre loisir. Les outils proposés ne sont que ça : des outils, et ils portent sur tout ce qui peut affecter l’expérience de jeu.
4. Un sentiment de sécurité sur toute l’expérience
Quand on organise, on pense à beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec l’histoire ou la jouabilité. Johanna Koljonen a conçu le schéma ci-dessous qui identifie les points sur lesquels il est plus ou moins possible d’agir, pour les équipes organisatrices mais aussi, dans une moindre mesure, pour tout autre participant·e10.
“Larp design”, Johanna Koljonen, 2018-2020 (cliquez dessus pour le voir plus grand)
Ce schéma en forme d’œil représente la chronologie d’un GN. Cela va de la construction des attentes jusqu’aux souvenirs qu’on en garde et à sa postérité. L’espace le plus entourant, le “blanc” de l’œil, contient des éléments sur lesquels on a peu de contrôle et qui ont un effet sur l’ensemble de l’expérience (normes sociales, nostalgie, jargon…). Au centre, au niveau de la pupille, c’est le temps en-jeu. Il est entouré d’une iris qui contient des éléments de préparation (documents, ateliers, logistique…) et de conclusion (débriefing, sortie de personnage, histoires de jeu…).
Tous ces éléments font partie de l’expérience de jeu. Ce que vous avez mangé la veille peut affecter votre expérience (voire l’expérience des autres). Autrement dit :
5. La sécurité émotionnelle ne met pas hors-jeu
L’attitude ludique dépend d’un sentiment de sécurité, et la sécurité émotionnelle est un processus par lequel les participant·es d’un GN, dans l’organisation ou non, contribuent à ce sentiment de sécurité (en cherchant à “favoriser le bien-être et prendre des mesures raisonnables pour ne pas porter atteinte à leur santé mentale”).
Il y a une peur du hors-jeu qui reste vivace, comme si tout ce qui n’était pas “en jeu” durant le temps de jeu était une menace de gâcher le jeu.
Il existe pourtant depuis le début du GN des pratiques qui requièrent de passer plus ou moins par le hors-jeu, sans nuire au jeu. Par exemple : arrêter de jouer pour prendre soin d’une personne blessée physiquement ou psychologiquement ; arrêter de jouer un personnage pour utiliser une compétence de la personne qui joue ; prendre en compte l’heure de fin de jeu pour jouer une scène importante le plus tard possible…
Dans une récente conférence11, Muriel Algayres analyse cette peur et invite à faire la distinction entre hors-jeu et “méta-jeu”, agir ou réfléchir entre le hors-jeu et le en-jeu, durant le jeu. Les exemples précédents peuvent être décrits comme du méta-jeu.
Elle explique cette peur comme de la “réactance”, une résistance au changement. Cette réaction contre-productive est compréhensible : ces techniques ont été parfois présentées en France comme des solutions révolutionnaires pour faire évoluer des styles de jeux décrits comme inélégants, voire primitifs12.
Les pratiques dites “de Sécurité Émotionnelle”, parfois critiquées comme favorisant le “hors-jeu”, se sont démocratisées en France dans les années 2010 : les mots-clés d’arrêt ou de pause de jeu qui permettent à la personne qui joue d’éviter de revivre un traumatisme, les techniques de méta-jeu (ou méta-techniques) qui lui transmettent directement des informations plutôt qu’à son personnage, la discussion en-jeu mais hors-personnage pour préparer une scène ou en négocier l’intensité, etc.
Ces pratiques (une goutte d’eau dans l’océan de ce qu’il est possible de faire pour la sécurité émotionnelle) ne sont pourtant pas très différentes des pratiques déjà en place du GN. Quand on joue, on sait qu’on joue. On n’oublie pas que son épée est en mousse, que la personne à côté n’est pas réellement sa sœur, ou que l’heure de fin du GN approche et qu’on a des choses à régler. On n’est pas “hors-jeu”13.
En fait, on improvise, même après 10 ans de GN quand c’est devenu du réflexe ou de l’intuition. Saitta, Koljonen et Nielsen proposent trois étapes pour décrire ce qu’il se passe dans l’esprit de quelqu’un qui joue14 :
- on observe ce qui nous entoure (à la fois en-jeu et hors-jeu)
- on imagine des réactions possibles et intéressantes, on en choisit une
- on la joue
Cela peut prendre une fraction de seconde, et les nuances dépendent probablement de la façon dont la personne joue, mais en fin de compte, rester “en-jeu”, c’est comme faire du vélo, on doit bien freiner ou s’arrêter parfois, et on tombe de temps en temps puis on repart.
La sécurité émotionnelle ne crée pas plus de “hors-jeu” qu’il n’y en a déjà, elle s’aligne sur des pratiques déjà existantes, c’est juste qu’on met les mots dessus. Et si les mots ne vous plaisent pas, changez-les, le fond reste le même.
Afin que tout le monde passe un bon moment, on ignore un sac poubelle dans la station spatiale, on prévient l’elfe que son oreille se décolle, on accepte qu’une personne qui a les bras croisés est invisible (et on révèle ses secrets devant elle), etc. Le fait de jouer ensemble implique déjà un effort pour l’expérience collective15.
6. Conclusion
Si on considère la sécurité émotionnelle comme la démarche volontaire de veiller sur le bien-être des personnes qui participent à un GN et d’éviter de leur causer du tort, alors en organisant, vous faites déjà un peu de sécurité émotionnelle16.
Et vous avez appris à le faire dans un contexte difficile.
Déjà, vous faites ça pour le plaisir, souvent ce n’est pas votre métier (ou pas complètement). Ce que vous faites, vous l’avez appris par l’essai et l’erreur. En plus de ça, c’est un événement, tout se passe vite, il faut souvent prendre des décisions rapidement, sans temps pour un recul critique. Et finalement, c’est un jeu, on ne se comporte pas comme d’habitude, les conventions sociales sont modifiées, parfois brouillées, et il y en a qui en abusent consciemment, d’autres maladroitement17.
Et pourtant vous savez mettre tout le monde suffisamment à l’aise pour jouer. Parce que c’est nécessaire d’être à l’aise, pour pouvoir jouer. C’est même assez facile de rester en jeu : on tord déjà la réalité pour pouvoir jouer. Et on prend cette décision “hors-jeu” continuellement au cours du jeu.
Au-delà de mettre à l’aise, on fait des efforts raisonnables pour faciliter la vie de tout le monde, qu’on organise ou qu’on joue, et la bonne nouvelle c’est que des mots et outils existent déjà pour ça. Ce serait dommage de continuer d’utiliser un gourdin pour planter un clou, alors qu’il y a un marteau pas loin.
—
[1] Ma définition est inspirée librement d’un manuel, maintenant introuvable, du site Stratégies en milieu de travail sur la santé mentale.
[2] Et le sont par exemple à Octogônes (voir la charte de bonne conduite) ou GN’idée (voir la charte respect & tolérance) et probablement bien d’autres.
[3] Par exemple, la sécurité émotionnelle dans le théâtre immersif semble se concentrer pour le moment sur la protection des acteurs et actrices. Des agressions ont déjà été révélées dans les productions de Punchdrunk (Sleep No More, Then She Fell, …) ou de The Guild of Misrule (les expériences immersives The Great Gatsby, The Wolf of Wall Street). Les problématiques spécifiques de cette forme sont bien résumées par cet article d’Adam Alston de 2019.
[4] On peut trouver une bonne sélection d’outils sur cette page du site Larp in Progress, ou en faisant une recherche sur Electro-GN.
[5] Appelées aussi des “expériences négatives positives” lorsqu’elles sont recherchées et appréciées, au même titre que le saut à l’élastique, les maisons d’horreur, ou jouer à se faire peur en général (dans The Foundation Stone of Nordic Larp, pp.153-156, certains contenus peuvent être choquants).
[6] Ou au moins que les conséquences sont minimisées, acceptables, que l’activité est “frivole” selon Gilles Brougère (dans Jouer/apprendre en 2005 ou dans cet article en 2012).
[7] Reprenant la métaphore qu’entrer dans une attitude ludique est entrer dans un “cercle magique”, Jaakko Stenros lui imagine trois frontières dont une “bulle psychologique” (dans cet article en 2014).
[8] C’est en tout cas la perspective des sciences du jeu françaises, d’observer le “jouer” plutôt que ce qu’on appelle un jeu, et donc de se concentrer sur la dimension subjective du jeu (voir cet article de Gilles Brougère de 2013).
[9] Les processus d’apprentissage lorsqu’on participe à un jeu de rôle grandeur nature sont l’objet de mon mémoire de master en 2020, notamment ce qu’on apprend consciemment ou non en se préparant.
[10] Ce schéma de Johanna Koljonen a été créé en 2018 et publié dans cet article en 2020. Il est en partie traduit en français pp.18-20 de mon mémoire de master (cf. note précédente).
[11] Le dernier exemple est tiré de la conférence de Muriel Algayres, (voir la conférence)
[12] J’espère représenter en quelques mots la violence symbolique que ce jugement pouvait représenter pour les GNistes qui le recevaient, notamment ici sur Electro-GN (édité depuis). Cela dit, ce n’était pas la première rupture sociale entre GNistes de milieux et de cultures différentes.
[13] Notez que j’évite la métaphore de “l’immersion” (être complètement plongé·e dedans) qui a été mise à toutes les sauces, comme le montre Thomas Be dans cette conférence de 2019, et qui est rarement définie clairement.
[14] Voir leur article de 2020.
[15] Des exemples de “suspension consentie d’incrédulité” : on accepte que ça fait partie de la fiction. Puisqu’on l’accepte collectivement, on parle aussi d’inter-immersion (Pohjola, 2001, cité ici) ou d’immersion fictionnelle collaborative (Kapp, 2013, empruntant le terme à Schaeffer, 1999).
[16] Je soutiens qu’on peut considérer que la conception d’expériences (au sens large) implique nécessairement une pratique de soin (care). Partir de cette perspective me semble pouvoir enrichir les discussions.
[17] Ce n’est pas pour vous rassurer. Abuser maladroitement, c’est abuser quand même.
Michael Freudenthal
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4 octobre 2021 at 12 h 12 min
Merci pour cet article Michael !