Du 8 au 10 juin 2019, deux groupes de huit participants se sont retrouvés dans une ferme isolée dans la campagne entre Vierzon et Limoges pour tester en avant-première le GN “Le Nonchaloir”. Petite plongée dans la France de 1916, sa guerre larvée et ses poilus, son sexisme ordinaire et ses évolutions sociales. Deux groupes pour deux sessions, l’une le vendredi, l’autre le samedi. Deux mises à l’épreuve pour le nouveau projet en date d’Anne Fakhouri et Marianne, co-autrices des destins croisés d’une bande de jeunes adultes qui perdent leurs illusions d’enfants avec l’arrivée de la première guerre mondiale.
Les participants sont amenés, avant tout, à lire deux textes : “La photo”, description d’une photographie de groupe, où des mômes posent plus ou moins difficilement devant l’objectif et “La maison” qui fait parler les murs où a grandi la bande. Par la suite, les futurs participants reçoivent de longues fiches individuelles de leur personnage dans une forme romancée.
Skimy, Claire et Rico ont participé à la deuxième session du weekend et vous proposent un retour du GN :
Skimy : La lecture des deux textes est marquée de nostalgie, on pressent que les joies des enfants appartiennent au passé. Puis, j’ai découvert la fiche qui propose une autre version des souvenirs communs, ce qui donne une idée de la manière de penser du personnage et qui déroule la suite d’un chemin de vie, très joliment rédigé, très intelligemment proposé.
Claire : Les fiches collectives retracent très bien les liens collectifs, ce qui n’empêche pas de belles surprises à la lecture de la fiche personnelle, car, comme dans tout groupe d’amis, tout n’est pas dit. Les personnages ont une vie interieure riche.
Rico : J’étais très curieux en arrivant sur le site de GN. Les documents généraux ainsi que la fiche de personnage décrivent pleinement l’enfance, l’adolescence du personnage ainsi que le début de sa vie de jeune adulte. L’après-front est laissé libre au participant : comment va-t-il être reçu, comment va-t-il reprendre sa vie même pour quelques jours ?
La période où se déroule l’action est particulière, en 1916 la première guerre mondiale touche l’ensemble des citoyens français, quel intérêt y a-t-il à faire vivre une période vide d’événements majeurs à des personnages qui vivent au calme dans une tranquille zone de campagne ?
Skimy : J’ai interprété un militaire en permission, j’ai vraiment cru que nous allions plonger dans cette idée mille fois lue : dans cette guerre d’usure les poilus se sentent oubliés au fond de leurs tranchées. Les autrices ont été bien plus fines dans le design qu’elles ont mis en place, les uns sont évidemment attendus et tout le monde est impatient de se retrouver, mais ça ne se passe pas bien pour autant. Nous avons vécu à la fois un psycho-drame, une tranche d’histoire, et souffert des structures oppressives de l’époque. Les relations inter-personnages sont romanesques (parce que caricaturales dans l’utilisation d’archétypes), accélèrent l’immersion et nous ont permis de plonger rapidement dans l’exploration de ces thématiques.
Claire : Une partie de l’intérêt, c’est de reconstruire une vie quotidienne crédible dans un contexte historique dramatique. Je suis assez fascinée par la capacité qu’a l’être humain à vivre dans le malheur. Tout l’intérêt du GN, c’est que les personnages ne sont pas des héros, mais des personnes ordinaires qui s’adaptent, sans forcément trop y réfléchir, à des bouleversements majeurs de l’époque dans laquelle ils vivent.
Huit heures de GN sans événementiels, n’est-ce pas un peu chiant quand même ?
Skimy : S’il n’y a pas d’animations venant de l’extérieur, il y a la mise en place d’une routine qui permet de déterminer à l’avance l’organisation de la journée. Routine qui existe grâce aux descriptions présentes dans les textes communs, aux chansons communes (accessibles en ligne pour apprendre), à la veille où les participants s’entraînent à brailler à tue-tête et enfin aux ateliers qui vont permettre de se calibrer sur les habitudes des unes et des autres. Qui fait quoi, qui est en charge, qui décide pour qui. Spoiler alert : les femmes font tout, les hommes se plaignent.
Rico : Le GN est complètement construit sur une volonté de “slow gaming” et une confiance absolue dans les participants pour gérer leur temps. La grande qualité de ce design c’est de donner du temps au participant, du temps pour mieux profiter du contexte, du cadre et des interactions entre personnages, pour profiter aussi de la tranche de vie et de l’instant de pause dans la vie du personnage.
Claire : C’est incroyablement court pour retrouver des amis après deux ans d’absence, c’est incroyablement long lorsqu’on prend la mesure de la distance qui s’est installée entre chacun des personnages (on se raconte quoi après le thé ?). C’est incroyablement court lorsqu’on cherche à réparer ces liens fragiles.
Skimy : Techniquement, la journée est simple, sans surprises et les interprétations n’en sont que plus justes. Les conflits ont le temps d’être vécus, les non-dits ont le temps de peser sur les âmes comme sur l’ambiance. Et les dénouements n’en sont que plus beaux, les émotions vécues que plus intenses.
Rico : Sur la deuxième session, nous avons eu l’occasion de passer quasiment une journée en huis clos entre participants, l’idée était d’être sur place mais de ne pas importuner ceux de la première session. S’entraîner à chanter, jouer et préparer notre repas ensemble a eu pour effet de créer une forte cohésion de groupe, cohésion qui s’est pleinement et positivement ressentie dans notre session du GN.
Pourquoi parler de la première guerre mondiale ?
Rico : La première guerre mondiale, dans l’imaginaire collectif est l’une des périodes les plus violentes de l’histoire humaine. Des pays entiers basculent dans une transformation complète, économique (l’industrie ne fabrique plus que des armes), sociétale (travail des femmes, impact des nombreux mutilés de guerre de retour chez eux), ou encore de la folie où plongent tant de soldats qui pensaient partir quelques semaines, quelques mois tout au plus.
Skimy : Dans l’histoire moderne, c’est un moment très particulier : il n’y a plus d’hommes, ils sont au front. Aussi les femmes s’emparent des activités qui leur étaient interdites. En usine, certes, mais aussi tous les métiers de gestionnaire, de direction, de pouvoir. Quand les absents sont de retour on pourrait penser que ce serait la fête, mais il y a surtout des égos froissés et des colères de frustration.
Claire : C’est un moment charnière. Oui, les femmes vont prendre la place des hommes partis au front et dont beaucoup ne reviendront pas. Pourtant, il n’y aura pas de bascule. Les femmes – en France – n’obtiendront pas tant d’avancées sociales. Il y a encore beaucoup de freins et le GN, à sa manière, explore aussi cela : les habitudes et les ancrages. Pourquoi on reste à sa place, pourquoi on bouge. Pour une jeune ouvrière, l’avantage qu’il y aurait à être traitée d’égale à égale avec les hommes est beaucoup plus évident que pour une bourgeoise de la campagne. Il y a des avantages à être une femme riche dans la société patriarcale du début du XXe siècle et dans la bascule des pouvoirs, il y a des attributs, notamment de la reconnaissance sociale, qui peuvent être remis en cause.
Et puis voir les hommes reprendre leur place en revenant de la guerre est un véritable soulagement : le cauchemar est fini. Tout peut redevenir comme avant. On aimerait se mentir et se dire que personne n’est fracassé, qu’on va pouvoir être heureux et insouciant comme avant.
Pourquoi passer par un groupe d’amis d’enfance qui se retrouve à l’âge adulte ?
Rico : Partir d’un groupe d’amis d’enfance, qui se construit par les contraintes géographiques (surtout en bas âge) sans prendre en compte l’origine sociale, les goûts, avec les débuts de mixité (des origines sociales, pas de genre) liée à l’école obligatoire, permet de construire les dramas qui seront les moteurs de leurs histoires arrivés sur le jeu. Partir d’enfants qui ne comprennent pas (ou peu) l’origine de ces différences mais qui sont capables de ressentir leur présence (et leur injustice vue du regard d’un enfant). La finesse de ces constructions est clairement l’une des grandes qualités de ce jeu : les enjeux d’adultes embarqués dans la grande histoire du siècle sont constamment contrebalancés par les liens/souvenirs de construction de ce groupe d’amis. Comment peut-on rester amis quand la société et la politique nous expriment que nous sommes trop différents pour nous comprendre ?
Claire : Jouer des jeunes adultes permet de se confronter à des personnages dont les idées et les convictions sont en formation et d’en comprendre la source, d’en tester les limites, éventuellement se révolter contre elles tout en restant cohérent avec un jeu qui comporte un aspect simulationniste.
Vous en retenez quoi, de cette expérience ?
Skimy : Afin d’interpréter mon personnage, j’ai dû appréhender des notions politiques et sociales avec lesquelles je suis au mieux pas d’accord et au pire farouchement opposé. Un homme en 1916, c’est une vision du nationalisme, des ouvriers, des femmes… Bref un sale con. Me glisser dans l’esprit et dans la peau de ce français moyen, avec ses problèmes, ses contraintes, c’est lui donner de l’humanité. Pour moi ce jeu a eu cette immense qualité de faire réfléchir aux normes sociales, à l’individu et son interdépendance avec la société, de proposer un regard sur l’histoire à travers de petites vies quotidiennes et ordinaires.
Le Nonchaloir aborde des thèmes humains et sociaux lourds mais de manière relativement réaliste (en jeu narrativiste avec une tendance romanesque). Les autrices proposent d’explorer les cultures, les contraintes sociales et les dogmes de personnages qui auraient pu être ceux de nos arrières (arrières et plus) grands-parents français, en cela le jeu est aussi simulationniste. C’est également une réalisation où l’écriture est particulièrement soignée et qui s’accompagne d’ateliers autant pour l’immersion que pour la prévention des joueurs. Mangez-en.
Rico : Comme souvent après un GN la sensation d’avoir presque touché du doigt ce que pouvait être la vie d’une personne embarquée par les orages de l’Histoire. Rendre plus tangible ce qui nous a été enseigné un peu froidement à l’école. Un amour important pour ces personnages, qui finissent par grandir (et le joueur un peu avec lui), devoir prendre et assumer leur choix. Une magnifique fresque sociale qui nous montre les caractéristiques d’une société qui a changé fondamentalement sur certain points et quasiment pas sur d’autres.
Claire : Ce jeu m’a permis d’endosser le rôle d’une femme que je ne suis pas et que je ne serai pas et de comprendre tout à fait ses motivations et ses aspirations. Elle était fondamentalement bonne et gentille et pourtant, incapable de remettre en cause les privilèges dont elle bénéficiait (essentiellement parce qu’elle ne les voyait pas), ni d’identifier les barreaux de la cage qui l’enfermait. La domination masculine se glisse partout, y compris dans les plus belles histoires d’amour et les différences de classes sociales ne sont pas solubles dans la nostalgie d’un souvenir d’enfance. Si je devais résumer ce jeu, je dirais qu’il orchestre la rencontre de Marx1 et Bourdieu2 sur un air de Chopin3.
Sources :
Le Nonchaloir, un jeu romanesque et historique écrit par Anne et Marianne, pour 8 joueurs, 8 heures précédées de 2 heures d’ateliers, PAF de 25 euros, organisé chez Rôle et accueilli le temps d’un week-end chez Anne et associés.
Pour s’inscrire, comme pour le reste, il existe un groupe FB où vous trouverez tout ce qu’il faut (documents à lire, formulaires etc.) : https://www.facebook.com/groups/764121847281762/
La lutte des classes valse avec la reproduction sociale sur un air romantique :
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- Marx (Karl Marx sur wikipédia – 1818-1883) a théorisé la lutte des classes. L’ensemble des courants de pensée inspirés des travaux de Marx est désigné sous le nom de marxisme. Il a eu une grande influence sur le développement ultérieur des sciences humaines et sociales.
- Bourdieu (Pierre Bourdieu sur wikipédia – 1930-2002) est un sociologue qui a analysé les systèmes de reproductions des hiérarchies sociales (comment les enfants des bourgeois deviendront des bourgeois, les enfants de paysans des paysans et les enfants d’ouvriers des ouvriers) en insistant sur l’importance des facteurs culturels et symboliques dans cette reproduction.
- Chopin (Frédéric François Chopin sur wikipédia – 1810-1849) est l’un des plus célèbres pianistes du XIXe siècle en occident et est connu comme l’un des plus grands compositeurs de musique de la période romantique.
Skimy
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