State of the larp, c’était 3 jours et demi en Norvège, en décembre 2018, autour du thème “le GN comme outil de changement”. Un format assez expérimental, avec un programme composé des propositions de la soixantaine de participant·e·s venu·e·s d’Europe et parfois d’ailleurs.
Je ne souhaite pas en faire un compte-rendu exhaustif, j’ai plutôt envie de vous partager ce qui a trouvé écho en moi, ce qui a résonné avec les idées que je portais en arrivant, ce dont, enfin, je me sens dépositaire et donc, d’une certaine manière, responsable, en sortant de cette expérience.
J’étais venue parler et ouvrir la réflexion autour de l’idée de “GN qui guérissent” – des jeux qui, sans être thérapeutiques ni forcément feel-good, feraient du bien à leurs participant·e·s. J’avais l’envie de sortir des GN qui font le travail, nécessaire, mais insuffisant, de décortiquer les divers mécanismes d’oppression et de nous en faire faire l’expérience. J’avais l’impression d’en avoir un peu fait le tour, et d’avoir besoin de proposer et de vivre d’autres types d’expériences. Une des façons de créer des jeux qui guérissent que State of the Larp a mis en lumière pour moi, c’est d’utiliser le GN pour créer des visions de futurs désirables.
Dans nos imaginaires infiltrés profondément par les esthétiques cyberpunk et post-apo, le futur est quasi systématiquement catastrophique. Quand presque tous les types de fictions, de jeux face auxquels on se retrouve vont dans ce sens, cela impacte notre capacité à imaginer autre chose, et donc à agir.
« On ne peut sous-estimer la frénésie d’apocalypse, la soif d’Armageddon dont l’époque est traversée. Sa pornographie existentielle à elle, c’est de mater des documentaires d’anticipation montrant en image de synthèse les nuages de criquets qui viendront s’abattre en 2075 sur les vignobles de Bordeaux et les hordes de “migrants climatiques” qui prendront d’assaut les rives du sud de l’Europe – ceux que Frontex se fait d’ores et déjà un devoir de décimer. Rien n’est plus vieux que la fin du monde. La passion apocalyptique n’a cessé d’avoir, depuis la plus haute antiquité, la faveur des impuissants. La nouveauté, c’est que nous vivons une époque où l’apocalyptique a été intégralement absorbée par le capital, et mise à son service. L’horizon de la catastrophe est ce à partir de quoi nous sommes présentement gouvernés. Or s’il y a bien une chose vouée à rester inaccomplie, c’est la prophétie apocalyptique, qu’elle soit économique, climatique, terroriste ou nucléaire. Elle n’est énoncée que pour appeler les moyens de la conjurer, c’est-à-dire, le plus souvent, la nécessité du gouvernement. Aucune organisation, ni politique ni religieuse, ne s’est jamais avouée vaincue parce que les faits démentaient ses prophéties. Car le but de la prophétie n’est jamais d’avoir raison sur le futur, mais d’opérer sur le présent : imposer ici et maintenant l’attente, la passivité, la soumission ». (p.35, À nos amis, Comité Invisible, 2014)
Si on veut opérer nous aussi sur le présent, mais dans d’autres directions, si on veut créer des foyers de changement maintenant pour impacter nos futurs possibles, si on veut lutter contre le sentiment d’impuissance et la dépression, il convient d’imaginer des futurs a minima vivables, si possible désirables. Le GN, par sa spécificité de nous projeter momentanément dans “d’autres mondes”, de manière entière et corporelle, peut être un outil particulièrement puissant pour rendre ces futurs palpables. Pour donner un avant-goût, en quelque sorte. Explorer d’autres types d’organisations, dans l’espace autonome temporaire d’un week-end. D’autres modèles de société. Les capacités de la science-fiction ne s’arrêtent pas à la dystopie.
State of the Larp, ou plutôt, une de ses participantes, m’a fait découvrir un genre utopique qui me semble pouvoir être un cadre parfait pour des GN voulant poursuivre les buts énoncés ci-dessus. Jorid, qui fait des études de game design à Londres, proposait un atelier de storytelling collaboratif de science-fiction (How larp saved the world). Après une méditation guidée qui nous faisait passer dans notre machine à voyager dans le temps pour arriver dans le futur, nous nous retrouvions en petits groupes autour d’un objet choisi, et à partir de celui-ci, nous développions ensemble notre idée du futur dans lequel nous nous trouvions, en s’arrêtant entre autres sur ce qu’était le GN à présent, et comment il était utilisé dans la société. Cette exploration, Jorid l’avait cadrée en nous présentant brièvement le solarpunk : un genre de fiction (mais aussi un mouvement esthétique et culturel) dont les concepts clés sont : énergies renouvelables, verdure, implantations locales, résilience, horizontalité, mise en avant des catégories aujourd’hui marginalisées… La partie “punk” se référant à l’idée que cultiver l’espoir est une forme de révolte dans un monde qui n’a d’horizons que catastrophiques, mais elle se justifie aussi par le fait que dans le solarpunk, il y a des tentatives de redéfinition des (infra)structures de manières opposées à ce qui est mainstream aujourd’hui, avec une importance donnée à la justice sociale.
La veille, j’avais assisté à une présentation de Ming sur le design spéculatif intitulée Making possible future tangibles (Rendre tangibles des futurs possibles). Elle y expliquait que les designers n’ont pas à être cantonné·e·s à résoudre des problèmes, mais qu’ielles peuvent aussi prendre un rôle consistant à chercher des problèmes : un rôle qui nécessite donc un regard critique sur nos sociétés et que peuvent tout à fait prendre les designers de GN. Elle nous parlait aussi d’une méthode consistant à partir d’un futur désirable, et à imaginer ensuite les étapes qui amèneraient jusque là (un peu comme un rétro-planning), ce qui permet ensuite de faire des recommandations au présent pour faire exister ces étapes petit à petit. Je me dis que cela peut aussi s’utiliser pour créer un univers de GN de science-fiction, et l’histoire qui a mené là.
Une version du drapeau solarpunk
Reste un obstacle de taille avec le GN : par rapport à d’autres types de productions culturelles, artistiques, politiques, nous ne touchons jamais qu’un nombre très réduit de personnes, même quand il s’agit de jeux avec beaucoup de participant·e·s, même quand nous faisons des rééditions pendant des années. Pour espérer s’adresser à un public à plus grande échelle, peut-être pouvons-nous nous intéresser de plus près à ce que le croisement entre réalité virtuelle et jeu de rôle grandeur nature pourrait produire (ce à quoi Nadja nous a fortement encouragé lors de sa présentation sur le sujet, dans la droite ligne de ses travaux actuels, que vous pouvez suivre en anglais via synpeira.com).
Je rêvasse en tout cas à ce GN solarpunk en réalité virtuelle, où on pourrait explorer en jeu les défis d’un futur qui nous donnerait envie de vivre, et envie de participer à le créer.
Leïla TETEAU-SUREL
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11 février 2019 at 8 h 27 min
Merci pour cet article optimiste et visionnaire.
Il y aurait sans problème moyen de créer une OPEN SIM SOLAR PUNK sur FRANCOGRID.ORG, le versant francophone du logiciel libre et associatif des univers 3D immersifs. Ils ont leur AG dans deux jours.
11 février 2019 at 23 h 02 min
Merci pour cet article qui ouvre des perspectives.
Je suis très dubitatif quand à proposer des futurs désirables en partant de nos propres désirs: Comme en jeu de rôles on découvre vite que les désirs des autres (les joueurs) sont souvent différents des nôtres (les MJ).
Pour proposer des GN qui font penser le politique, à mon avis on pourrais commencer par créer des GN dans lesquels les joueurs sont invités à recréer le politique.
Je me souviens vivement d’un GN pendant lequel les habitants d’un village post-apo faisaient leur première AG après le départ de leur tyran local. Je me souviens que les joueurs avaient recréé une espèce de république avec ses chambres électives, son système représentatif et les trois pouvoirs (législatif, juridique et exécutif). Je pense que nos joueurs ont ce modèle au fond de leur esprit comme un atavisme et qu’ils s’y réfèrent sitôt qu’on leur en laisse l’occasion.
Soit, ce serait un bon début pour un scénario: la première AG d’un village de “colons” (settlers comme dans l’Ouest Sauvage) qui crée sa propre communauté, et ensuite laisser les joueurs organiser leur société pour parer aux événements. Cela permettrait aux joueurs de “tester” les divers modèles d’organisation face à divers scénarios.
Les membres de la France Insoumise de ma ville m’avaient demandé de leur créer un jeu et j’avais imaginé un jeu de ce type (je n’ai pas pu le déployer ensuite).
Il faut aussi que nous, concepteurs du jeu, fassions très attention à nos propres biais: Nous partons du principe que tel ou tel modèle social est le meilleur, et c’est sur ce postulat que nous construisons ensuite notre scénario. Il ne faut pas oublier que ce postulat est arbitraire, même si on se réfère aux meilleures théories scientifiques, économiques et écologiques. De nombreux modèles sociaux sont viables, même des modèles pas désirables du tout.
Il faudrait que, en créant un jeu de ce type, nous ne fermions pas les portes aux attentes et aux envies des joueurs, c’est à dire à leurs expérimentations et à leur hypothèses, parce que ces jeux serviraient justement aux joueur à mettre à l’épreuve ces attentes.
Il faudrait aussi que nous ne dirigions pas les joueurs dans un modèle que nous faisons passser pour idéal alors que ce n’est que celui à partir duquel nous avons crée la réalité “virtuelle” (informatique ou pas) du jeu.
Enfin, il serait bon aussi d’explorer les caractères désirables de modèles sociaux qui ont réellement existé: que se serait-il passé si le parti Bolchévique n’avait jamais pris le pouvoir en URSS et que les Soviets avaient pu y imposer leur modèle social ? Comment vivait-on dans une société basée sur la réciprocité et comment une telle société gérerait une technologie “actuelle”?
J’espère avoir donné ici quelques pistes pour imaginer des GN qui ne soient ni apocalyptiques ni basés sur la confrontation, mais plus sur le fait de faire société ensemble.
Au plaisir de venir jouer à ces jeux, même si je demanderais sûrement qu’on organise des Ag q=et qu’on y donne tous pouvoirs aux soviets ! 😀
20 février 2019 at 17 h 09 min
Merci beaucoup de partager avec nous ces expérimentations : que ce soit en tant que joueur ou en tant que citoyen, je suis heureux de savoir que de telles pistes sont explorées en GN… et très intéressé pour en savoir plus !
Cela fait écho aux démarches de *design fiction* qui prennent corps dans de nombreux endroits — voir notamment le séminaire ouvert à tous organisé à la Gaïté Lyrique par
le Design Fiction Club.
« Design Fiction : c’est le nom de cette démarche de design qui questionne notre monde en montrant comment celui-ci peut “changer” – à l’instar de la science-fiction.
Le “changement” est plus que jamais une notion clé dans notre système occidental à bout de souffle, en témoigne le réchauffement climatique et les générations futures, qui ne rêvent plus de l’avenir, elles espèrent y survivre.
Par la fiction, les designers appellent à rêver d’autres futurs et critiquer le-s présent-s. Leurs prototypes – tirés de mondes qui nous sont étrangers – montrent que des alternatives à nos quotidiens peuvent être imaginées, et nous incitent à les débattre.
Les designers prennent ainsi d’autres rôles. Loin d’ajouter une chaise ou un iPhone de plus, de se limiter au “solutionisme”, à la “facilitation”, ou au “problem-solving”, ils s’adonnent au “question-finding” et à l’incitation au débat.
Ces pratiques tendent à se pérenniser en tant que discipline plutôt qu’en mouvement artistique ou qu’en mode temporaire. Construisant sur bientôt 20 ans d’exploration critique du futur, le Design Fiction Club compte lancer cette dynamique à Paris et en France à partir de septembre 2017 (et inspirer des initiatives similaires, ailleurs). »
Texte extrait de https://www.designfictionclub.com/
12 août 2020 at 16 h 24 min
Merci pour cet article qui pose en GN cette question de la redéfinition des futurs possibles, qui me semble cruciale aujourd’hui.
Je me permets de partager quelques références que j’ai glanées ces dernières années :
– les nouvelles du livre gratuit : antemonde.org.
2011, les printemps arabes ont donné le ton à d’autres révoltes. Un mouvement mondialisé s’étend, c’est l’Haraka. Les productions industrielles, les États et toutes les hiérarchies vacillent. Des dynamiques populaires s’entrechoquent pour répondre aux nécessités de la survie et dessiner un futur habitable.
2021, les communes libres s’épanouissent sur les ruines du système. Comment vivre avec l’héritage de l’Antémonde ? Comment faire le tri des objets et des savoirs d’une époque aux traces tenaces ? Les haraks dessinent leur quotidien en fonction de leurs ressources et de leurs rêves. Des dynamos aux rites funéraires, des lave-linge aux assemblées, ces nouvelles d’anticipation politique racontent non pas une utopie parachutée, hors-sol, mais des mondes qui se confrontent à la matière, à ce qui résiste dans les têtes, où les routines collectives bâtissent un monde qui s’espère sans dominations.
– Sacrée Croissance de Marie-Monique Robin, qui est plutôt un essai politique, mais qui tente de l’anticipation (j’adore les cercles sur le deuil de la société capitaliste. Je pense que c’est indispensable).
– Le cycle de l’Ekumen d’Ursula Le Guin, qui montre une galaxie où les humains reprennent contact de manière très douce après une grande phase d’extension, puis une rupture des relations entre les systèmes. Et notamment les Dépossédés, qui décrit une société anarchiste qui vie sur une lune très pauvre en ressources. Et apporte une innovation technologique déterminante à l’humanité.
– Sliders-les mondes parallèles : S03E02 – un monde sans ressources.
– Les productions Solarpunk et Hopepunk que je découvre aujourd’hui.