Une promenade hallucinée dans les Buttes-Chaumont pour cette expérience de jeu de rôle grandeur nature dans l’univers forestier de Millevaux, sans orga et sans costume et dans un lieu public ! Un retour sur une expérience pour ré-enchanter le monde, un an après son test, pour décrypter le dispositif et expliquer pourquoi cela a fait charnière dans mon développement GNistique.
crédits : Pierre Metivier, cc-by-nc, sur flickr.com
Le format du GN
Un format que je résumerais sous le terme de « promenade hallucinée », autrement du jeu presque sans règles, improvisé, sans orga, sans costume, joué dans un lieu public, en réalité augmentée (on réinterprète le décor à l’aune de nos imaginaires, mais ce n’est pas un Alternate Reality Game car on ne se joue pas nous-mêmes, on interprète des personnages fictifs).
Le contexte
Je m’appelle Thomas Munier, je suis principalement auteur de jeux de rôles sur table que je développe dans l’univers forestier de Millevaux. Mais je suis aussi joueur de GN, j’ai déjà écrit et animé une demi-douzaine de GN (format murder party) et depuis quelques temps, je développe des GN dans l’univers forestier de Millevaux, sous bien des formats, j’en ai déjà fait quelques-uns dont voici la liste. S’il vous prend l’envie d’en discuter, je développe actuellement dans cet univers un GN modulaire, immersif et rituel, appelé Les Sentes, mais ce n’est pas l’objet de cet article, bien qu’il y ait un point commun entre les deux :
J’avais arrêté de développer des GN parce que c’était trop dur : réserver un lieu, écrire une trame narrative, écrire des backgrounds de personnage… La complexité était au-dessus de mes forces. Et l’idée même d’accumuler des costumes ou des objets dans l’optique d’un GN contredit un vœu de sobriété matérielle qui compose ma vie. Pour revenir dans la course du GN, il m’a fallu m’alléger le plus possible. Bien sûr, le monde du GN ne m’a pas attendu pour proposer des formules très allégées, mais souvent les situations tiennent place dans notre monde contemporain. Je me demandais comment réinvestir cette simplicité de mise en place dans un univers post-apocalyptique et surnaturel.
Aujourd’hui, nous allons évoquer une expérience de jeu de rôle grandeur nature bien particulière : Les Buttes-Millevaux.
Dans le cadre de mes tournées d’auteur, je laisse aux personnes qui m’hébergent le soin de définir l’animation. C’est ainsi qu’on m’a proposé de faire une “promenade hallucinée” intitulée “Les Buttes-Millevaux” et qui se passerait dans le parc des Buttes Chaumont, qu’on imaginerait plongé dans le futur post-apocalyptique de Millevaux.
L’objectif du jeu
Quelque part, cette expérience n’avait pas vocation à être réitérée, mais à tester de faire du GN dans des conditions très minimalistes : un décor somme toute très inadapté, une absence totale de préparation, un univers non-contemporain à retranscrire dans un décor d’une contemporanéité des plus prosaïques, et la nécessité de faire abstraction de la foule des passants.
Le lieu de jeu
Le parc des Buttes-Chaumont est situé à l’est de Paris. Il est très végétalisé, avec des essences d’arbres assez diverses, des plans d’eau, des décors faussement naturels (comme des grottes aménagées) et des statues bizarres. Cette promenade est organisée de façon assez ludique, on pourrait dire que le parc a sa propre narration (sans aller jusqu’à des narrations aussi élaborées et exotiques que par exemple, le Parc Güell à Barcelone, designé par l’architecte Antoni Gaudí), avec son chemin qui monte en spirale autour d’une rivière jusqu’à un pont suspendu qui mène à une colline surmontée d’un belvédère.
L’univers fictif
Millevaux est un univers de jeu à la fois très documenté et en même temps émergent, laissé à la libre interprétation des personnes qui l’explorent, du moment qu’on respecte ces six axes :
– Il s’agit de notre monde, qui est tombé en ruines.
– Une forêt hostile a tout envahi. La faune et la flore sont devenues folles, étranges.
– Les gens souffrent de l’oubli, une maladie qui ronge la mémoire.
– L’emprise, une force de transformation (fécondité, mutation, nécrose), altère les êtres et les choses.
– L’égrégore, une trame magique produite par nos peurs et nos croyances, crée des phénomènes surnaturels.
– Les horlas, des créatures issues de l’emprise et de l’égrégore, hantent les forêts et les enclaves humaines.
Règles et briefing
Nous nous sommes donc retrouvés à 5 dans ce parc.
Nous avons défini ces règles :
+ Charge à nous de “millevaux-former” notre environnement par nos descriptions.
+ On peut utiliser tous les objets qu’on porte sur nous comme étant aussi des objets détenus par notre personnage.
+ Nous sommes dans un lieu public (et en l’occurrence très fréquenté). J’ai pourtant dit quelque chose du genre : « N’ayez pas peur de faire les pitres, tout le monde a l’air bizarre à Paris donc on passera inaperçus ». Dans la pratique, on s’est quand même un peu autocensurés. On a souvent mimé ou décrit nos actions plutôt que de les faire vraiment, on a aussi évité de crier, de faire de grands gestes, ou de parler directement aux passants.
+ On accepte toutes les propositions des autres… sauf quand on dit non (pour des raisons scénaristiques ou de sécurité émotionnelle), un « non » qu’on peut annoncer verbalement ou en mettant les bras en croix.
+ Ce « non » est le seul élément de méta-jeu dont nous disposons. Hormis cela, les concertations techniques ou narratives en hors-personnage sont déconseillées, à utiliser en dernier recours seulement.
L’Atelier
On part d’une des entrées du parc. On tente des trucs foutraques, on fouille dans les poubelles, on joue avec les feuilles, on s’insulte, on s’empoigne, je demande à un joueur de franchir une grille derrière laquelle seraient parqués des mères truies corrompues (il n’escalade pas la grille, il raconte juste qu’il le fait) et je raconte que la mère truie lui mange une jambe.
À l’issue de cet atelier, on reprécise un peu la corporalité. On se met d’accord pour limiter les contacts physiques entre nous à des gestes peu invasifs. Pas de grandes embrassades ou de grandes bousculades.
On se met aussi d’accord sur le fait qu’il faut composer avec le grand nombre de passants, leur trouver un rôle dans notre imaginaire partagé.
La Partie
Avant de passer en mode total roleplay, nous avons défini que les Buttes-Chaumont étaient devenues un purgatoire où errent les défunts en attente de leur jugement. Les passants sont des fantômes, nous des fantômes gardiens, chargés de repérer les sorciers, des humains vivants cachés parmi les fantômes et qui capturent des fantômes pour les besoins de leurs sortilèges.
Un certain nombre d’éléments n’étaient que décrits (une attaque de kraken, des mutations affectant mon corps) sans support réel, mais beaucoup de choses partaient de la réalité : un vrai chien croisé sur le chemin est devenu un chien renifleur de fantômes, telles personnes étaient décrites comme des sorciers infiltrés, certains oiseaux ont été décrits comme des oiseaux anthropophages. F., en voyant un corbeau, l’a désigné comme étant un changeforme corbeau et l’a fait fuir (en vrai) :), F. a trempé ses mains dans une rivière (et l’eau était très froide :), l’appelant une « rivière de mémoire », j’ai désigné un objet accroché dans un arbre comme étant un fruit magique, les feuilles jaunes d’un gingko ont été désignées comme des feuilles contenant les meilleurs souvenirs des gens. Le pont suspendu et le belvédère, qui sont vite devenus cruciaux dans notre aventure, étaient bien entendu de vrais éléments du décor.
Nous arrivons à une terrasse où des sorciers sirotent des cafés faits avec les bons souvenirs des fantômes. Ivre de rage, je me précipite sur les buveurs et j’en tue un net [Je ne le fais pas en vrai, je ne le mime même pas, je le déclare seulement], les autres fuient à l’intérieur du café pour demander protection [bien entendu, les gens restent à la terrasse en réalité, c’est juste une chose que je déclare].
Arrivés au belvédère nous y trouvons des seigneurs alanguis autour d’un narguilé qui contient les meilleurs souvenirs. Je vois Paris, non pas le décor de ruines qu’on voyait à d’autres points culminants des Buttes, mais le Paris tel qu’il fut, les immeubles intacts, baignés de lumière, un paradis terrestre. Je m’attarde sur cet instant de réalité augmentée parce que je découvrais la vue en même temps que le personnage, et j’étais presque aussi bluffé que lui.
Retrouvez le récit de partie intégral ici.
Retour d’expérience
+ Cette expérience de GN/réalité augmentée a été très concluante, ça a monté en puissance jusqu’à un final très émouvant sur la vue d’un Paris post-apocalyptique. Cela aurait marché encore mieux si j’avais pris la peine de redéfinir les axes de Millevaux au départ et être plus clair sur la corporalité.
+ Tous les joueurs n’étaient pas moteurs au même niveau, mais ça a monté en puissance au fur et à mesure, vers la fin j’ai eu l’impression que tout le monde s’était approprié la formule et participait au même niveau. Des fois, je complotais dans mon coin avec un joueur ou deux et je voyais les autres se concocter leur petite fiction de leur côté, c’était très intéressant, on arrivait vraiment sur du jeu sans orga, multipolaire.
+ Le Parc des Buttes-Chaumont est un site intéressant, parce qu’avec son parcours ascendant vers le belvédère, il est à la fois ludique (les escaliers, les détours par des tunnels, les ponts…) et narratif : ça a donné du corps et une direction à notre GN improvisé.
+ On s’est très peu dit “non”, une fois l’atelier passé. J’ai lutté personnellement contre ma pente naturelle à faire le PJ-MJ que j’ai dans beaucoup de jeux de rôles sur table sans MJ auxquels je participe. J’ai essayé quand j’y songeais, de faire plutôt des appels du pied, comme par exemple, quand je suggère à F. que j’avais vu par ailleurs sortir une carte à jouer un peu avant sans avoir eu l’occasion de s’en servir, que sa carte tiendra un rôle une fois arrivée au Belvédère. C’est F. ensuite qui a validé mon appel du pied, en se servant de sa carte et en disant pourquoi.
+ On m’a demandé quelle agentivité il y avait dans ce GN (i.e quelle était la liberté d’action des personnages). Je crois que la notion d’agentivité manquait de pertinence vu qu’on était sur du jeu sans MJ. On était plutôt sur de l’intercréativité, sur du “on répond toujours oui”, sur de l’interaction chorégraphiée, etc.
Retour à froid de F.
« J’ai beaucoup aimé [cette partie], qui [m’a] laissé un arrière-goût de perplexité et de grande confusion, comme si je découvrais le jeu de rôle. Comme si tous les carcans sautaient d’un coup et qu’on pouvait subitement jouer instinctivement, avec l’impression de se trouver à la fois face à une quantité de possibilités absolument vertigineuse et la confiance que quoi qu’on fasse, on trouvera bien le moyen de rattraper le coup.
[Ce jeu n’était pas intense], sauf peut-être la fin de la balade […]. Mais [c’était un moment] d’intercréativité folle, brute. Un peu canalisée quand même, puisque nous avons fait sens […] en choisissant d’affronter les seigneurs.
(Retour intégral sur son blog)
Retour à froid de P.
Je ne sais pas si tu souhaites mettre en avant le “non” du premier atelier quand tu as parlé de la Mère Truie qui attaque T.. Pendant le jeu, tu avais dit qu’elle lui attaquait la jambe et des génitoires. Le joueur a donné un oui pour la jambe mais pas pour ses parties génitales, ce qui a permis de poser des limites de jeu et de voir la limite de chacun sans pour autant que ça ait été un élément “interrompant” le jeu. J’ai trouvé ce moment marquant, voyant que chacun avait sa propre sensibilité et qu’on était là dans une ambiance bienveillante (non que ce soit malveillant de base, mais plutôt que le non était aussi accepté que le oui). J’aime aussi le détail de cette proposition qui avait spécifiquement pour but de mettre dans une situation délicate, en tant qu’outil permettant de définir des bornes pour la fiction à venir.
Prospectives
Cette partie a eu lieu il y a un an. Qu’est-ce que j’en retire avec le recul ? Déjà la satisfaction d’avoir ré-appris qu’on pouvait faire du GN avec un dispositif minimal. Pourtant, je dois confesser que la présence de personnes tierces a constitué une véritable gêne en termes d’ambiance : on avait trouvé une explication à la présence de cette foule, mais ce n’était pas l’ambiance solitaire que je recherche en priorité pour un GN Millevaux. Je suis heureux que le dispositif existe et je remettrai volontiers le couvert une fois ou deux à l’occasion, mais désormais je vais concentrer mes efforts sur du jeu en forêt, de préférence à l’écart des sentiers les plus fréquentés.
Suite à mes expériences, je vois se dessiner trois grandes familles de GN : le GN action, où on joue en posture d’acteur, dans le but d’accomplir les objectifs de son personnage, le GN romanesque, où on joue toujours très immergé dans son personnage, mais on joue plus pour les émotions que pour le côté tactique, le GN esthétique (qu’on pourrait rapprocher des jeepform les plus mis en scène) où on est clairement auteur de son personnage, il s’agit surtout de construire une histoire et une mise en scène à plusieurs. Les Buttes-Millevaux entrait totalement dans cette dernière catégorie.
La possibilité de jouer au GN en mode esthétique a révolutionné ma façon d’entrevoir le média. Il ne s’agit plus, de temps à autre, de tordre son personnage pour produire une scène intéressante. La mise en scène de situations est désormais le moteur du jeu et du roleplay.
C’est cette approche que j’ai réutilisée dans les Sentes, en donnant aux personnages des rituels à accomplir, qui sont en réalité des prétextes à scènes. Les personnes en mode auteur sont clairement alors le moteur du jeu. Mais j’ai voulu être plus inclusif que dans les Buttes-Millevaux, alors j’ai tout fait pour rendre également le jeu possible aux personnes qui préfèrent rester immergées dans leur personnage, en leur donnant des objectifs à atteindre, en faisant en sorte que les rituels ne soient pas uniquement des prétextes à faire des scènes intéressantes.
L’autre apprentissage lié aux Buttes-Millevaux est que le moindre élément de décor peut être prétexte à histoire et à aventure. Nous réenchantons le monde. Un corbeau devient un espion des forces du mal, une rivière contient des souvenirs, un fruit est une nourriture magique, le moindre bruit est le signal d’une intrusion surnaturelle. C’est ce sentiment de réalisme magique que je réutilise massivement dans Les Sentes afin d’obtenir une immersion à 360° alors même qu’hormis avoir choisi de jouer en forêt, nous n’avons fait aucun investissement dans le décor.
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