Longtemps après les débats (ici et là) qui ont agité une partie de la communauté du GN sur la dimension artistique ou non de la pratique du jeu de rôle grandeur nature, une actualisation de cette réflexion autour de l’art et du GN me semble aujourd’hui intéressante. Je me bornerai ici à la scène GNiste française, qui est celle que je fréquente et que je connais le mieux.
Depuis 2014 où les discussions visaient à déterminer si le GN était un art ou non, la réflexion a suivi son cours et la pensée collective a évolué. Il existe aujourd’hui un podcast dans lequel Skimy interroge des auteurs et autrices de GN sur leur pratique artistique (à écouter ici : https://soundcloud.com/skimy-skimyskimy/sets/jecrisdesgn). Il semble assez généralement admis, dans les cercles GNistes que je fréquente en tout cas, que les auteurs et autrices de GN (quels que soient les types de jeux qu’elles écrivent) sont des artistes ou a minima que leur pratique d’écriture de GN est une pratique artistique. Ces personnes ne se définissent pas nécessairement comme autrices, mais parfois en tant qu’organisateur·ice ou encore concepteur·ice de jeux. Précisons que par auteurs ou autrices j’entends la ou les personnes qui ont eu l’idée initiale du GN et qui ont travaillé à sa mise en place, quels que soient les thématiques, formats ou encore design de jeu choisis. Ainsi absolument tous les GN ont des auteur·ice·s, quand bien même elles ne se qualifieraient pas ainsi elles-mêmes.
Dans cet article, je ne développerai que succinctement cette question de l’auteur·ice, car je souhaite m’intéresser à l’autre versant de cette pratique artistique qu’est le GN : celle des joueur·euse·s. En 2011, Electro-GN publiait 3 articles qui, il me semble, mettaient le doigt sur quelque chose de finalement toujours peu conscientisé dans les milieux GNistes : le fait que les joueur·euse·s de GN sont, au même titre que les auteur·ice·s, les artistes d’une pratique collective.
Depuis longtemps les réflexions sur le GN en tant qu’art mettent l’accent sur la dimension collective de cette pratique et assimilent les joueur·euse·s aux interprètes d’une partition écrite par des auteur·ice·s. Les joueur·euse·s ont, selon cette analogie, le même statut que les acteurs et actrices d’une pièce, soumises à l’autorité d’un ou d’une metteuse en scène. Leur pouvoir d’artiste est, le plus souvent, bien moindre comparé à celui, tout puissant, de l’individu qui tire les ficelles.
La France ou le complexe de l’Auteur
En France nous avons tendance à considérer l’art comme essentiellement pyramidal. Fruit d’une personne de talent sinon d’un Génie qui seul·e dans sa retraite artistique cultiverait l’Idée et agiterait les ficelles pour créer l’Oeuvre. L’utilisation fréquente de majuscules en français sur ces mots tels que Art, Auteur, Idée, Oeuvre, me semble révélatrice de la façon même dont nous concevons l’art en France.
Empreintes de cette culture commune, les réflexions sur l’art et le GN en France ont donc, il me semble, d’abord pris le chemin de l’auctorialité. C’est-à-dire qu’elles ont commencé par considérer que certain·e·s auteurs et autrices de GN se positionnaient effectivement en tant qu’artistes et proposaient des œuvres d’art, tandis que d’autres auteur·ice·s continuaient à rejeter cette démarche pour elles-mêmes. Ces dernières se définissant d’ailleurs plutôt comme des organisateurs et organisatrices, rejetant un mot qui semblait déjà trop les lancer sur une pente non assumée.
Ce biais de l’Auteur par lequel nous avons commencé à appréhender le GN en tant qu’art, s’il est compréhensible, me semble problématique aujourd’hui en ce qu’il masque la réalité d’une autre pratique artistique créatrice : celle des joueur·euse·s.
Les joueur·euse·s, ces artistes
En 2011, quand paraissait la réflexion sur le freeplay, Justin Carroux parlait des interstices d’indéterminé desquels pouvaient s’emparer les joueur·euse·s de GN pour améliorer leur expérience de jeu. Le freeplay c’est ce que l’on fait toutes et tous en GN à différents degrés en tant que participant actif de l’expérience collective. Toutes et tous en GN nous avons expérimenté ces espaces de liberté plus ou moins importante que les auteurs et autrices nous avaient laissé. S’agissant d’un curseur à déplacer en fonction des jeux, il existe des GN dans lesquels ces interstices sont particulièrement limités tandis que sur d’autres la marge de création laissée aux joueur·euse·s est beaucoup plus importante. On peut alors légitimement se poser la question suivante : si le freeplay est l’une des manifestations de la pratique artistique créatrice des joueur·euse·s, ces dernières seraient-elles moins créatrices selon le degré de dirigisme des jeux ? Est-ce qu’elles sont moins des artistes sur des GN dans lesquels les auteur·ice·s sont très dirigistes que sur des jeux plus libéraux ? Je ne le crois pas, ne serait-ce que par cette dimension d’acting évoquée plus haut. Toujours en 2011, quand Baptiste Cazes parlait de la capacité de jeu (partie 1 et partie 2) comme de “faire l’expérience de sa propre créativité”, il s’agissait de cela. Le rôle d’interprète est en lui-même créateur de contenu et générateur de propositions. Il investit déjà la joueur·euse d’un rôle créateur autant que celui de l’auteu·rice, sans parler évidemment de toute la dimension esthétique dont les joueur·euse·s sont souvent aussi investies que les auteur·ice·s dans le déroulement d’un GN. Néanmoins ce n’est, il me semble, pas la manifestation la plus intéressante du statut d’artiste de la joueur·eus·e de GN.
Dans la mesure où le terme d’”artiste” implique implicitement une certaine autorité sur la création, je vais évoquer, dans les paragraphes qui suivent, certains des moyens pour les joueur·euse·s d’exercer cette autorité à laquelle elles ont droit, de fait, dans une création collective. Dans les lignes qui suivent j’invite les joueurs et joueuses de GN à assumer ou à reprendre le pouvoir sur la création à laquelle elles participent.
Choisir son expérience de jeu
La dimension créatrice de la pratique de joueur·euse de GN s’exprime, à mon sens, dès l’inscription à un jeu. Lorsqu’un auteur ou une autrice propose l’organisation d’un jeu, elle offre la plupart du temps une palette d’expériences que pourront vivre les participant·e·s du GN. Sur cette proposition, c’est aux joueur·euse·s de décider quel type d’expérience elles ont envie de vivre sur le GN en question et de l’exprimer. Or, en assumant auprès des organisateur·ice·s ce qu’elles ont envie de vivre et de ne pas vivre, elles commencent déjà à orienter la création. Que leurs désirs soient pris en compte ou non par les orgas, en les exprimant elles modèlent la création soit parce que les auteur·ice·s décident d’assumer plus fortement leur autorité créatrice et le dirigisme de leur jeu, soit parce qu’en prenant en compte leurs désirs les orgas commencent déjà à voir leur échapper la vision qu’ils avaient de leur GN.
Ce pouvoir initial des joueur·euse·s peut paraître anecdotique, mais pour moi il n’en est rien, il est au contraire à la base de la dimension artistique de la pratique de joueur·euse de GN et il me semble important que toutes et tous nous en prenions conscience.
Inventer son expérience de jeu
Une fois que l’on s’est inscrit·e sur un GN avec une vision assez claire de l’expérience que l’on a envie de vivre et que l’on s’est assuré·e que cette expérience peut effectivement être vécue dans le cadre de jeu proposé par les auteur·ice·s, c’est aux joueur·euse·s qu’il appartient de rendre cette expérience effective. Les joueur·euse·s ont le pouvoir et les outils à disposition pour mettre en place l’expérience qu’elles ont envie de vivre. Elles peuvent communiquer entre elles en amont, s’auto-organiser des ateliers, en somme poser les jalons qui vont rendre possible cette expérience. Dans le cas où l’expérience de jeu attendue est très précisément travaillée par les auteur·ice·s, cet activisme créatif ne sera pas forcément nécessaire, mais dans tous les cas où cela n’a pas été à ce point anticipé par les orgas, les joueur·euse·s ont le pouvoir d’être activement impliqué·e·s dans l’expérience artistique qu’elles vont vivre. Elles ont le pouvoir d’être plus que les interprètes d’une partition, mais bien les metteurs et metteuses en scène de leur propre expérience.
À ce titre il me semble intéressant de considérer que toute la réflexion théorique sur la conception de GN n’est pas seulement destinée aux auteurs et autrices de GN. Si l’on considère le rôle créateur des joueur·euse·s alors toutes ces théories devraient leur permettre de retrouver leur pouvoir d’artistes et ce faisant de se garantir la réussite de leurs expériences de jeu. Car finalement c’est bien là pour moi que réside l’intérêt pour nous, en tant que joueurs et joueuses, de nous déclarer comme artistes. Ainsi nous augmentons nos chances de vivre de bonnes expériences et de passer de bons moments sur les GN auxquels nous participons. Et finalement, n’est-ce pas ce que toutes et tous nous souhaitons ?
Lucie CHOUPAUT
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3 décembre 2018 at 9 h 44 min
Donc les joueur.se.s sont autant responsables de la réussite et de l’échec d’un jeu que leur auteur.ice.
Puisque ce n’est pas un jeu c’est une oeuvre. Et qu’ils ne sont pas joueurs mais artistes.
Ça engendre beaucoup d’autres questions sur l’adéquation de nos pratiques avec cet état de fait, mais j’aime. Merci pour cet article.
3 décembre 2018 at 13 h 49 min
Hahaha Justin Carroux ce grand philosophe…
4 décembre 2018 at 0 h 11 min
@Pink : De mon avis ils sont joueurs ET artistes. Il n’y aucune raison que le jeu s’oppose à une prestation artistique. Le jeu du GN étant le médium permettant l’expression.