Résumé : Cet article discute de l’importance de bien aligner les objets technologiques introduits dans un GN avec l’expérience proposée par ce GN. Il illustre son propos en montrant comment adapter le design d’une bombe de GN à trois formats de GN différents et les conséquences négatives d’incohérences dans cet alignement.
“Ce GN va vous confronter à un ensemble d’épreuves, il vous faudra sagesse et dextérité pour réussir à les franchir !”, promet la note d’intention. On arrive dans le GN et voilà que l’on se retrouve avec une arène piégée hyper-réaliste… Mais, si on fait dans le réalisme, des pièges, au fond, il n’y en a pas cinquante. Parce que, quand même, on ne va pas creuser des fosses dans un donjon à étages pour placer des herses, ni sacrifier une pièce juste pour ajouter une scie circulaire qui sort d’un mur, ou inventer le mouvement perpétuel pour le plaisir d’avoir une lame au bout d’un balancier. Non, ici il y a deux types de pièges, plutôt simples, répétés dix fois. Et passé la seconde fois, les participants comprennent que les dalles avec une croix dessus sont piégées. Pour eux, c’est la fin de l’épreuve. Par rapport à la note d’intention, il y a de quoi être déçu, non ?
En conception de GN, il est très important de bien aligner les différents mécanismes (règles, déco, etc.), afin de correspondre à la note d’intention. Faute de quoi, les participants peuvent être floués et déçus ou peuvent se comporter en désaccord avec l’expérience que cherche à offrir le GN. Pire encore, cette situation est très susceptible de créer des conflits TO (Time Out, hors du jeu) entre les différents participants : le gars qui ruine sa belle histoire parce qu’il veut jouer la gagne, l’autre qui casse la cohérence du GN parce qu’il veut faire du drama, ou le classique organisateur qui méprise les participants qui jouent mal/de travers à son GN. Les problèmes inhérents à ce bon alignement et quelques pistes pour les éviter sont introduits ici et là dans de cadre du jeu de rôle sur table. Ma conclusion étend cette réflexion en mettant en avant que des mécanismes mal alignés mettent en place des situations d’injustice à l’égard des participants.
Dans cet article, je me focalise sur le cadre de l’utilisation de technologie en GN. Malheureusement, il s’avère en pratique que l’intégration d’outils technologiques se fait souvent au détriment du bon alignement des différentes mécaniques. Bon nombre d’organisations ajoutent de la technologie “parce que c’est cool”, sans réfléchir à son adéquation par rapport à leur note d’intention ni aux autres mécaniques de leur GN. On en arrive à des résultats maladroits qui, au mieux sapent les travaux de l’organisation et, au pire, endommagent l’expérience poursuivie. Sur l’exemple initial, l’organisation a mis en place des pièges hyper réalistes mais dont le désamorçage est peu excitante, alors que sa note d’intention met en avant ces pièges amusants. Les participants sont déçus et l’orga qui y aura passé une cinquantaine d’heures aussi. Sur un autre GN, qui poursuivrait un plus grand réalisme, ces pièges auraient été très appréciés : enfin du piège qui ressemble à un vrai piège !
Dans ce court article, je m’appuie sur un exemple éculé, la classique bombe en GN, pour illustrer comment adapter ce design à différent types de GN. Pour décrire ces types de GN, j’emploierai les catégories d’intérêts de GN, introduites par la théorie GNS (LNS en français : Ludisme, Narrativisme, Simulationnisme) présentées ici. Chaque catégorie introduit des types de GN et des attentes très différentes de la part des participants. Elles seront brièvement rappelées au début de chaque section. Pour lier le contenu de cet article avec les théories plus générales présentées ici, le “mécanisme ludique” est, ici, le système technique et la “narration” correspond à l’expérience proposée par le GN. Chaque section qui va suivre présente une harmonie ludo-narrative : comment adapter la conception de la bombe de manière à promouvoir une expérience de jeu. Un exemple de dissonance ludo-narrative est alors présenté.
Cet article poursuit mes réflexions sur les fusillades narrativistes, présenté ici, qui met en avant les limites inhérentes au fait de munir les participants de répliques d’armes qui tirent des projectiles dans un cadre narrativiste. Enfin, cet article est un prélude à une réflexion plus poussée sur : “Pourquoi la technologie en GN ?”
Bombe ludiste : le puzzle
Le GN ludiste promeut une interaction sous la forme de défis, aussi bien entre les participants que contre l’environnement. Le but des participants est de réussir à passer ces défis, vaincre les menaces de l’environnement ou battre d’autres participants en exploitant les capacités du personnage ainsi que ses propres compétences TO (hors jeu) de participant.
Dans le cadre ludiste, concevoir une bombe, c’est concevoir un défi. Le défi doit être explicite, le participant doit pouvoir le reconnaître d’un coup d’œil. Le participant doit aussi pouvoir estimer rapidement si le défi peut être surmonté, avec un mécanisme explicite de résolution. Le GN ludiste promeut des situations suscitant l’excitation du participant : du matériel qui suscite le stress et les fâcheuses conséquences en cas d’échec. Idéalement (mais pas nécessairement) la résolution de ce défi est aussi un défi pour le joueur. Dans l’ensemble, les bombes ludistes de GN reprennent le schéma très classique du puzzle ou de la recette : un objectif bien défini et mesurable, une séquence d’étapes à franchir pour parvenir au succès.
Dans sa forme, la bombe ludiste s’apparente énormément aux poncifs des bombes de l’imaginaire collectif que l’on retrouve dans les films et les de jeux vidéos : des fils, une charge explosive (idéalement, des faux bâtons de TNT), un mécanisme qui fait “bip bip” toutes les secondes, un compte à rebours. La bombe ludiste dispose toujours d’un mécanisme pour la désamorcer : des boutons à presser dans une bonne séquence, des fils à couper, des switchs à intervertir, etc. Généralement, un manuel est fourni pour la désamorcer. Quand on y arrive, on sait très clairement que le défi est réussi et l’on peut alors joyeusement danser autour de la bombe.
La résolution d’une bombe ludiste demande aux participants de suivre ces étapes et de ne pas réfléchir “hors de la boîte”, hors du système proposé par l’organisation. Le défi doit être affronté mais pas évité.
Un exemple de bombe ludiste canonique
Bombe simulationniste : la vraie bombe
Le GN simulationniste cherche à simuler une situation donnée avec la plus grande précision possible. Dans le cadre de cet article, on se concentre sur le cas où cette simulation vise au plus grand réalisme possible. Le but de ce type de GN est de confronter les participants face à des situations aussi réelles que possible. Pour le bien de cet article, je me suis renseigné sur “pourquoi et comment créer et désamorcer une vraie bombe” (merci aux agents du GIGN prêts à enfoncer ma porte de m’enlever de vos fiches de surveillance, c’était pour du GN). Hé bien les amis, c’est très différent de ce que l’on peut retrouver dans des films.
Concevoir une bombe simulationniste, ça demande un travail très minutieux. Avant de s’attaquer à la technique à proprement parler, il y a beaucoup de questions de jeu à se poser : Qui l’a construite ? Est-il un expert ? Quels produits ont été utilisés ? Comment les a-t-il obtenus ? Où a-t-elle été construite ? Comment l’a-t-il déplacée ? Quelles traces a-t-elle laissée (olfactif, comme à l’aéroport) ? Pourquoi est-elle utilisée ici ? L’observation de la conception d’une bombe en dit énormément sur son origine et permet souvent de remonter à des lieux, groupes et suspects. Ensuite, il faut se poser la question des principes utilisés (la charge saute-t-elle avec un courant électrique ? Une réaction chimique ? La charge principale a-t-elle besoin d’être amorcée par une charge plus faible ?).
Le résultat est très différent de la bombe ludiste : pas de “bip-bip”, pas de lumières, pas de mécanisme de désamorçage. La bombe est empaquetée pour la planquer autant que possible. Elle ressemble à n’importe quoi sauf à une bombe. Celui qui la pose ne souhaite pas qu’elle soit trouvée ni désamorcée (sauf sérieuse explication diégétique, “en jeu”). La bombe simulationniste suit le schéma de fabrication d’une vraie bombe. Sans nécessairement être dangereuse, il est important de respecter les grands principes de fonctionnement pour que les participants puissent y réagir en adéquation.
Désamorcer une bombe simulationniste est aussi très différent. En pratique, les gens évitent de fourrer leur nez sur un engin explosif. En général, un objet suspect est découvert, sans vraiment savoir si c’est une bombe. Si c’est effectivement une bombe, plusieurs stratégies sont mises en place : déplacer la bombe dans un lieu isolé (idéalement, avec un robot) ; disséminer la bombe en tirant de l’eau à haute pression dessus ; la couvrir et forcer son explosion pour limiter les dégâts ; et, si tout le reste a échoué, envoyer un pauvre gars tenter de couper des fils. Et là encore, le désamorçage consiste à exploiter les faiblesses du système, plutôt que d’appuyer sur les boutons que le type qui a posé la bombe aurait mis, comme illustré ici avec humour.
Bombe simulationniste. Décevant et déceptif.
Bombe narrativiste : liberté de résolution
Le GN narrativiste vise à promouvoir la construction d’une histoire riche par les participants.
Une bombe narrativiste doit favoriser autant que possible l’élaboration d’une histoire : Quels sont les enjeux d’une bombe ? Que se passe-t-il si je réussis/j’échoue à la désamorcer ? Me confronter à cette bombe fait-il écho à mon histoire passée (ex : mon père qui m’a appris l’électronique, mon frère qui s’est fait péter un obus dans les mains) ? Et à mon histoire en cours (ex : rivalité avec un autre désamorceur, besoin de me prouver, sacrifice…) ?
En tant que concepteur, l’objectif est de donner autant de liberté possible pour que les participants puissent créer leur propre histoire (liberté de choisir si le désamorçage est réussi ou échoué), tout en apportant autant de matériel possible pour que les participants puissent l’exploiter (ex : laisser la signature du serial bomber que les participants cherchent à coffrer, ajouter des éléments qui rappellent une faiblesse du désamorceur, etc.). Ici, à l’instar de la bombe ludiste, la bombe narrativiste doit ressembler à une bombe de film : les observateurs doivent pouvoir déterminer sans doute que l’objet est bien une bombe et voir comment agir avec, afin de pouvoir facilement l’intégrer dans leur histoire (au contraire, une bombe simulationniste qui explose sournoisement n’offre que peu de prise de la part des participants sur la narration). Un compte à rebours contraint les participants à prendre une décision, ce qui est généralement bénéfique à l’avancée de l’histoire. Enfin, afin de promouvoir une plus grande liberté narrative, le succès du désamorçage doit pouvoir être choisi librement par le participant, en fonction de l’intérêt narratif.
Système d’armement du silo nucléaire / bombe, déployé lors des GN NEXUS-6 et VFC ARTEMIS. Ce système suggère une tâche complexe, qui nécessite une expertise (connecter les bons fils entre eux dans le bon ordre). En pratique, il n’y a pas de défi : les fils peuvent être connectés n’importe comment et ça marche, l’opérateur (ou n’importe quel particpant) choisit de lui-même la résolution de l’action de son personnage (succès, échec, complications…)
Dissonance ludo-narratives et conséquences fâcheuses
Essayons de nous mettre à la place de la personne qui est confrontée à une bombe ludiste dans un GN simulationniste.
Est-ce que je la joue simulationniste ? Si je joue ainsi, dans la situation donnée, ça veut dire, en gros, déplacer la bombe au milieu du champ d’à côté et l’enterrer autant que possible ou débiter la bombe à la perceuse pour taper sur sa batterie ou sur le contrôleur embarqué. J’ai devant moi une très jolie bombe (clairement, un mec s’est vraiment donné à fond pour faire un truc chiadé et va probablement espérer la réutiliser sur d’autres GN), elle a des boutons clairement là pour qu’on puisse la désamorcer, j’ai une compétence “désamorçage”, j’ai un manuel…
Dois-je, malgré tous ces signaux, jouer de ma perceuse parce que c’est plus simulationniste ? Franchement, devant cette situation, je serais bien embêté. Malgré mon engagement pour jouer en accord avec les principes simulationnistes du GN, je me rangerais quand-même probablement à la résolution ludiste. Simplement en évaluant la perte possible : au pire, les boutons sont un piège et je perds mon personnage TI. Ça me vaudra peut-être quelques railleries de mes camarades (qui savent qu’ils se seraient fait piéger à peu près pareillement), voire un commentaire méprisant d’un orga qui me reprochera d’avoir joué ludiste sur son GN simulationniste (alors qu’il est le premier à avoir mis un mécanisme incohérent avec sa propre note d’intention !). C’est frustrant, injuste, mais pas grave. Si, au contraire, je choisis de débiter la bombe, là, je peux clairement gagner un mépris profond et définitif des autres participants : “T’es complètement demeuré ? On a fait une bombe clairement désamorçable, t’as la compétence désamorçage et on t’a filé le manuel pour la désamorcer… Pourquoi tu es allé éclater du matos cher et dur à produire ? T’as aucun respect pour notre travail ?”. Et là rétorquer “Mais… Heu… Je l’ai joué simulationniste !” ne va plus convaincre grand monde…
Et, en fait, pour de vrai, ce qui se passe sur un GN, c’est qu’après deux jours à dormir peu et avec un million de trucs à penser, mon cerveau (et je pense celui de pas mal de gens) va juste dire “s’il y a une compétence/un manuel dédié, il est fait pour être appliqué ici. Réfléchis pas en méta. Suis les signaux. Ne te fais pas taper sur les doigts en faisant ton malin” (raccourci intellectuel parfois erroné, mais efficace à 99.9%).
D’une dissonance ludo-narrative on se retrouve à une situation où le participant est sûr de se faire blâmer.
Conclusion
Envoyez les bons signaux
Les gens réagissent aux signaux qu’ils reçoivent. En particulier en GN, l’organisation envoie de nombreux signaux aux participants et ces signaux ont une force de loi : le participant recevant un signal le pointant dans une direction peut (et moralement doit) légitimement supposer que c’est ce que l’organisation veut de lui, ce qui va façonner son comportement. Si ce signal n’est pas cohérent avec le reste du GN, le participant est confronté à une situation de dissonance cognitive et à un dilemme : se comporter en accord avec la note d’intention du GN ou avec ce signal ? Aucun choix n’est bon, dans les deux cas, le participant peut subir les “justes foudres” (en TO !) des autres participants. C’est un cas d’école de situation d’injonctions contradictoires (ou de double contrainte), source inépuisable de situations d’injustice et de ressentiments. Une bombe ludiste est un signal fort pour une résolution ludiste. Même si la note d’intention du GN suggère un autre type de GN.
En envoyant des signaux contradictoires, on obtient des comportements contradictoires. Un outil technologique envoie un signal fort de l’organisation vers le participant. Un outil mal adapté appelle à un comportement mal adapté. Si vos participants “ne jouent pas le jeu” après avoir employé vos outils technologiques qui “ne jouent pas le jeu”, peut-être que le problème ne vient pas (uniquement) des autres participants.
Concevez les émetteurs qui envoient les signaux en accord avec votre GN
“Vous voulez une bombe [ou n’importe quel outil techno] pour votre GN ? J’ai exactement ce qu’il vous faut en stock !”
–Crafteur enthousiaste qui ignore les spécificités de votre GN
À travers cet article, j’espère vous éviter de tomber dans le piège d’accepter trop facilement une technologie qui dessert votre GN. Quand vous cherchez un outil, ou que l’on vous en propose un, réfléchissez à deux fois pour savoir ce qu’il va effectivement apporter à votre GN et s’il est cohérent avec la conception du GN dans son ensemble. Mélanger des choses a priori bonnes sans vérifier leur cohérence entre elles ne donne pas nécessairement de bons résultats (essayez un sandwich salade-nutella-camembert pour vous en convaincre).
La technologie, et le crafteur qui souhaite votre bien en vous épargnant la complexité inhérente à sa tâche, laisse croire à une simplicité apparente, à une “solution unique” (les bombes, au fond, c’est toutes les mêmes, non ?). Ne vous laissez pas berner par cette simplicité, c’est une profonde erreur. La technologie, si elle est bien choisie et adaptée, offre un potentiel riche pour soutenir la vision du GN dans son ensemble. Faute de réfléchir à ces questions, vous enverrez des signaux très erronés à vos participants quant au contenu de votre GN et vous serez surpris de les voir s’opposer aux principes de l’expérience que vous vous efforcez de mettre en place.
Ne pliez pas la narration à la technique, pliez la technique à la narration.
Remerciements
Merci à Gilles C., Hoog, Pierreo et Skimy pour les échanges qui ont conduit à l’élaboration de cet article, pour avoir déployé des GN qui s’appuient sur des outils techniques, me permettant ainsi de me saisir des avantages et limites de ces combinaisons ; pour m’avoir donné une vue sur la manière dont ces décisions sont prises ; pour m’avoir permis d’en acquérir une expérience de première main en tant que crafteur pour vos GN ; pour m’avoir initié à la théorie GNS ; et pour avoir relu mon article.
Loïs Vanhée
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