La ville nous appartient
Récit d’une expérience ludique en marge de la légalité
Avant-propos
Il ne sert à rien de demander des précisions de dates et de lieux à l’auteur, pour des raisons assez évidentes il ne précisera rien en la matière. De même qu’il ait lui-même participé ou non à ces actions ne sera pas précisé. Il vous relate ici des faits qui ont eu lieu, point.
Ce témoignage n’a que pour objectif de réfléchir sur ce qu’est le jeu ou sur ce qu’il n’est pas. Il n’y a pas là de manifeste politique, ni d’incitation à commettre des délits.
Précisons également que l’auteur n’est en rien un théoricien du jeu. Il écrit le présent récit car on lui a signifié qu’il pourrait avoir un intérêt pour celles et ceux qui réfléchissent chaque jour sur les thématiques ludiques et sur le jeu de rôle grandeur nature.
Introduction
Commençons en disant que le jeu est un espace-temps défini dans lequel, aux lois de la société, s’en superposent d’autres : les règles du jeu.
Ainsi, bien que les règles du jeu régissent les comportements des joueurs et joueuses, personne ne sort en tant que citoyen du cadre général de la loi. En ça le jeu est théoriquement légal.
Imaginez maintenant que les règles du jeu entrent en collision directe avec les lois de la société et obligent à passer outre celles-ci ?
Ou imaginez encore que le jeu dise : « Il n’y a pas de règle, pas même la loi, seulement des objectifs à atteindre ».
Que se passe-t-il si le jeu est réfléchi pour être flou sur les définitions de son propre espace-temps, que celui-ci tend à déborder sur le réel, dans le temps comme dans l’espace ?
Est-ce que cela est envisageable ? Qu’est-ce que cela provoquerait ? Est-ce souhaitable ?
Un jeu qui serait flou sur ses règles, ses bornes, ses implications pour les participantes et partisans est-il encore un jeu ? Est-on là dans un antijeu[1] ?
Le présent récit n’a pas vocation à répondre à ces questions, seulement à ouvrir des champs de réflexions. Libre aux lecteurs et lectrices de se les approprier et d’y apporter leurs réponses.
Le cadre du jeu
Une ville française un hiver. Une ville festive, pulsante, bouillonnante, qui même recouverte d’un manteau de neige ne se laissera pas aller à la léthargie, et où les rues deviennent les théâtres de fantasmagoriques saturnales.
Dans cette ville est organisé un temps long de rencontres entre des personnes venues de toute la France et de toute l’Europe pour échanger. Des individus sur lesquelles la société met régulièrement des qualificatifs tels que : autonomes, black blocs, ultra-gauche, situationnistes[2], zadistes, casseurs, émeutiers, etc. Elles et eux en revanche rejettent toutes ces appellations. Car nommer c’est fixer. C’est cesser de se transformer, de se réinventer.
Des personnes dont le quotidien est généralement de vivre en communautés – de colocations ou de squats – et qui vivent sur le pied de guerre.
Une guerre perpétuelle contre l’Empire[3], le Léviathan[4], la cybernétique politique[5], le capitalisme, l’État ou tout autre nom que l’on donne à la Bête.
Une guerre qui les emmène à partir sur tous les fronts. Des émeutes contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, à celles du Val de Suse, en passant par les fusillades du printemps arabe ou les tranchées du Rojava, à Kobané[6] et ailleurs.
Une guerre qui les conduit sans cesse à être en marge de la loi.
Nous appellerons ici ces personnes les protagonistes. Car ils et elles sont les participants et participantes actifs du jeu que nous allons raconter.
Les protagonistes ont reçu à leur arrivée aux rencontres un questionnaire écrit par « Le Maître du Jeu ».
Ce questionnaire pose des questions sur leur vision de la lutte, du combat politique, mais aussi sur leur vision du rapport de l’individu au groupe, sur l’hédonisme, sur l’art, la philosophie, etc.
À partir des résultats de ce questionnaire « le Maître du Jeu » crée des équipes.
Des équipes comme autant de regroupements politiques, de bandes opérationnelles, ou n’ayons pas peur de le dire, de gangs.
Pour mieux rire et se jouer de ces étiquettes il y aurait ainsi la bande des communistes, des anarchistes, des situationnistes et des artistes.
En dehors des protagonistes, les personnes de « la réalité » ne sont pas nommées. Et pour cause, elles sont celles et ceux qui – endormis par la machine que nous évoquerons ci-dessous – doivent être réveillés.
Il n’y a guère qu’un ou deux PNJ à des endroits clés, pas plus. Les protagonistes sont donc les joueurs quasi-exclusifs de cette pièce.
Le Jeu
Chaque protagoniste se voit signifier un rendez-vous dans un bar précis (correspondant à son groupe). Chaque protagoniste sait qu’il va jouer, mais ni à quoi ni selon quelles règles – s’il y en a.
Dans chacun des quatre bars les protagonistes se découvrent et un employé leur remet une enveloppe comportant leurs objectifs.
« Une machine placée sous la ville émet un champ de médiocrité. La ville est endormie, engluée, elle étouffe, agonise, elle se meurt. Il vous faut la réveiller, la libérer. Pour cela vous devez trouver des points précis de la ville à activer afin de bloquer la machine. »
Des indices les mènent vers des bombes de peinture cachées dans la ville et les protagonistes comprennent qu’ils vont devoir taguer des phrases poétiques et politiques à des endroits précis.
Dès lors les protagonistes vont errer en bande dans le paysage urbain à la recherche de phrases peintes sur les murs, d’indices cachés, d’appels reçus depuis une cabine téléphonique, de phrases échangées avec quelques personnes dans la confidence du jeu.
Ils devront entre autre récupérer une fleur dans un jardin botanique. Seulement voilà, c’est la nuit et celui-ci est fermé. Il est interdit d’y entrer.
Ils devront escalader des murs, s’introduire par effraction dans certains endroits.
Voire si l’envie leur prend tenter physiquement de freiner les autres bandes, rien ne l’interdit, mais rien n’y incite non plus. De fait il n’y a pas de règles.
Citons ainsi le cas d’un PNJ. De type donneur de quête qui squattait une place pour mettre les groupes sur la bonne voie.
Un réflexe ludiste de base est de faire ce qu’il demande pour obtenir les informations qu’il a à délivrer.
C’est là suivre le cours du Jeu. Dans ce cas-là une des bandes préfèrera le kidnapper, le malmener pour le faire parler. Mais aussi pour empêcher les autres bandes d’avoir les informations. Le PNJ devra frapper quelqu’un réellement pour parvenir à s’échapper.
Le jeu est court-circuité dans son cours normal, mais rien ne l’interdit, tous et toutes y consentent.
Quoi qu’il en soit ces bandes errent, s’affrontent, enfreignent la loi dans une ville couverte d’un manteau blanc.
Leur errance nocturne est rendue encore plus surréaliste par la bataille de boules de neige géante qui éclate entre les foules festives crachées par les bars et clubs du centre ville.
Ils finissent par trouver ces endroits. Ces murs, publics ou privés sur lesquels écrire leurs phrases comme autant d’appels à rejoindre leur mouvement, à faire un pas de côté pour sortir de la société du spectacle[7].
En définitif
Ce jeu a été conçu comme un manifeste politique : « L’espace urbain nous appartient », « la ville est notre terrain de jeu », « Nous faisons fi de vos règles ».
Il a constitué un temps suspendu, une situation véritable. Mais comme tout jeu il semble qu’il soit destiné à prendre fin.
Nous l’avons pourtant dit dans l’introduction, ce jeu avait vocation à éclater les normes d’espace et de temps.
Il était en effet à la base question que ce jeu continue ensuite. S’étende au-delà de la ville. Que plus tard des protagonistes reçoivent de nouvelles consignes à travers l’Europe, qu’il n’y ait pas de limite entre le moment où l’on joue et le moment où l’on vit.
Il n’en a rien été. Le jeu a pris fin. Ce fut donc un échec.
Le Jeu a toutefois été une façon de se rire d’eux-mêmes, de se rire de la ville, de se rires des lois, de se rire de tout. En ça, ce fut un succès.
En complément
Si la pensée des protagonistes vous intéresse, vous trouverez sur Bloom0101 une bonne ressource de lectures : https://bloom0101.org/
–
[1] : Selon Roger Caillois, ce qui tend à borner le jeu est la vie courante. Elle peut à tout moment interrompre le jeu et le délimite. De plus l’antijeu serait selon lui un rapport du fort au faible qui casserait la dynamique du jeu. On voit bien ce que l’absence de bornes peut créer dans ce cas de figure qui nous intéresse. Lire en tout cas. Roger Caillois et Allain Caillé, L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner, revue du MAUSS n45.
[2] : Lire Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet-Chastel, Paris, 1967
[3] : Le terme est compris ici au sens de manifestation de l’Impérialisme. Une seconde lecture pourrait en faire y voir une référence gnostique à l’Empire du Démiurge. À savoir le monde matériel mauvais et injuste dirigé par un Dieu despotique et dont on doit s’affranchir.
[4] : Le terme vient de Thomas Hobbes pour désigner l’état et le corps social pensé comme corps organique, mais a été repris par le philosophe Alain pour désigner l’état monstrueux et les foules qui y adhèrent par l’entremise des mass-médias.
[5] : La cybernétique politique est ici vue comme un aboutissement de la ville capitaliste interconnectée. Tout va vite, tout est rationalisé. Chaque lieu a une fonction et on se déplace entre ces lieux sans aucun temps mort. De fait l’urgence apparaît de court-circuiter cette cybernétique pour créer les conditions d’une véritable existence, d’insuffler de l’air, de la respiration, des situations. Lire à ce sujet Tiqqun 2, Tout a failli, vive le communisme ! p223, L’Hypothèse cybernétique, éditions La Fabrique. Ou encore, Alain Damasio, La Zone du Dehors, éditions Cylibris.
[6] : Lire Zerocalcare, Kobané Calling, éditions Cambourakis
[7] : cf. Guy Debord à nouveau
Trentedeniers
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17 juillet 2018 at 11 h 38 min
Je vais passer pour le rabat joie de service mais amener des joueurs à enfreindre la loi sur des espaces publics, ça me choque.
12 février 2019 at 13 h 48 min
On dirait un défi de Rongeurs d’Os.
Ce concept est très bien même s’il serait nécessaire d’assurer un brin la sécurité des joueurs (savoir où ils sont, être sûr qu’ils ne sont pas en train de faire une véritable bêtise très grave ou en train de se mettre dans des dangers trop importants).
Il faudrait aussi pouvoir embarquer dans le jeu des personnes qui n’avaient pas vocation à y jouer: passants, badauds, personnes croisées dans un bar qui décident de participer au jeu -en sachant ou pas que c’est un jeu-, policiers et agents de l’ordre (avoir le numéro du commissariat dans sa poche pour déminer des situations complexes à coup de “pardon c’était un canular” pourrait se rendre utile).
Enfin, il faudrait qu’il y ait un enjeu, mais une fin reproductible et qui puisse être divulguée, donner envie d’y jouer.