Le contenu de cet article puise en grande partie dans les conclusions d’une table ronde informelle qui a eu lieu lors d’une réunion de l’association eXperience en novembre 2015. J’avais été chargée d’en faire une synthèse sur ce blog, c’est enfin chose faite grâce à Beta Larp 2017 où j’ai proposé une conférence qui reprenait plus ou moins les grandes lignes de ce texte.
La question qui nous intéressait alors était de réfléchir à la problématique de la création artistique en GN. C’est-à-dire, plus spécifiquement, comment amener des joueurs à créer des “objets artistiques”, en tant que personnages ? Quelles sont les difficultés que l’on peut rencontrer en amont ? Comment les pallier ? Est-ce qu’il y a des expériences de jeux où ça a fonctionné ? Pourquoi ? Etc.
Je vais me limiter à seulement quelques jeux dans cet article, je vous invite donc à intervenir en commentaires pour partager d’autres expériences et idées.
Un tango sur le jeu Les Noces de Cendre de Véronique Gresset
On entend quoi par création artistique ?
La question me paraît difficilement esquivable pour ce qui va suivre : qu’entend-t-on par “création artistique en GN” ?
Tout d’abord, je partirai du postulat d’une définition extensive du mot art. Considérez donc que vous pouvez y mettre ce que vous voulez. En ce qui me concerne ici je vais me concentrer sur des pratiques dites “classiques” comme la danse, le chant, la poésie, la peinture, mais les idées qui vont être proposées peuvent fonctionner pour tout type de création. Par ailleurs, si cette présentation va porter sur la pratique artistique, les enjeux dont nous allons parler pourraient être transposés pour beaucoup d’activités que les joueurs sont supposés pratiquer, en tant que personnages, sur un jeu.
Pour aujourd’hui, je vais me concentrer sur des jeux dont la thématique est de faire exercer un art aux joueurs par le biais de leurs personnages. Je mets donc volontairement de côté les jeux où certains joueurs sont amenés à créer en jeu, mais sans que cette création soit vraiment accompagnée par l’organisation et sans que ce soit réellement un enjeu pour le jeu. Je mettrai également de côté les jeux où une compétence artistique préexistante chez un joueur va être utilisée dans le jeu (par exemple “caster” des gens qui savent déjà chanter pour jouer des artistes de cabaret). Cette situation peut être exploitée, mais ce n’est pas tellement ce qui m’intéresse ici.
La focale est donc sur les jeux dont l’ambition est de faire explorer une pratique artistique aux joueurs. De mon point de vue, ces points sont valables aussi bien pour la performance que pour la création. Pour clarifier ma compréhension de ces termes, précisons que la performance en jeu est une création artistique. On appellera simplement performance le résultat d’un processus de création. Partons donc du principe que nous nous intéressons aux jeux qui accordent une importance au processus de création.
Deux personnages artistes sur Le lierre et la vigne, jeu de Lila Clairence
Pratiquer un art en tant que personnage : les difficultés
Le niveau
- une disparité importante entre les niveaux des joueurs peut renforcer les insécurités
- la disparité entre les compétences du personnage et les compétences du joueur risque d’amener le joueur à ne pas parvenir à créer en tant que personnage.
Le regard des autres / de soi
- le regard des autres, qu’il s’agisse d’interprétation ou de création (particulièrement quand il s’agit d’une performance corporelle comme la danse ou le chant puisque cela peut donner l’impression que l’on est jugé sur ce que l’on est) peut générer une angoisse source de souffrance pour le joueur.
- l’auto-jugement : son propre regard sur les qualités de sa production/performance peut faire sortir du jeu
La distanciation soi/personnage
-
la création est un terrain de vulnérabilité au sein duquel il peut arriver plus facilement qu’une personnalité plus dirigiste prenne la direction des opérations, ce qui peut mener à des frustrations de la part des autres participants
-
il est difficile de créer en tant que personnage, puisque la création artistique demande un engagement personnel fort
La durée
- la question de la gestion de la durée de création de l’œuvre peut être vécue comme une frustration (durée inconnue ou trop courte) ou comme un ennui (durée trop longue)
La frustration
- Savoir doser la frustration pour la porter sur le personnage et non sur le joueur : un personnage artiste frustré par sa création pourrait être une vraie source intéressante de jeu, mais si c’est le joueur qui est frustré de ne pas y arriver, alors que son personnage est censé le faire, cela peut être un problème.
Une cabane en construction sur le jeu Le lierre et la vigne de Lila Clairence
Les axes à travailler
Mettre en confiance avant le jeu
- La communication : toujours indiquer clairement ce qui sera demandé/proposé en jeu pour rassurer les joueurs avec un discours clair et précis. Quels sont les outils de l’organisation pour arriver à l’objectif ?
- Quelles sont les attentes de l’organisation ? Le but n’est certainement pas d’obtenir des joueurs qu’ils deviennent effectivement virtuoses, ni de juger au final les œuvres produites en jeu. Une totale transparence des organisateurs sur leurs attentes permet de dédramatiser et de limiter la pression.
- Quel sera l’avenir des œuvres créées en jeu ? Seront-elles diffusées a posteriori (si oui dans quel cadre) ? Seront-elles détruites (si oui, par qui et dans quel cadre) ? Seront-elles réutilisées pour un autre projet ?
Faciliter la création pendant le jeu
- Les ateliers : On peut proposer aux joueurs de rejoindre des cours en amont du jeu pour les familiariser avec la pratique artistique concernée pour homogénéiser le groupe (par exemple le jeu Les Noces de Cendre proposait des cours de tango argentin quelques mois avant le jeu) ; juste avant le jeu (la veille ou le jour même) des ateliers spécifiques peuvent aussi être organisés pour donner des clés d’action en jeu (par exemple le jeu Cie Lou Cheyenne impose plusieurs heures d’ateliers la veille du jeu afin de familiariser les joueurs avec la création chorégraphique qu’ils devront pratiquer en jeu). La composition d’ateliers sur-mesure pour le jeu permet de s’habituer à la pratique ET au regard des autres.
- L’auto-jugement me paraît être l’obstacle principal. Il est difficile d’empêcher quelqu’un de penser que ce qu’il fait est nul et je n’ai pas de recette miracle. Pour l’exemple de la danse (qui pourrait sans doute être adapté à d’autres pratiques) le travail sur les mouvements pour les faire évoluer et en améliorer l’intérêt chorégraphique peut faire glisser le jugement. Cela met l’accent sur les axes d’amélioration et d’évolution et cela concerne tous les niveaux en montrant que le travail est indispensable pour progresser (même chez les gens qui sont déjà à l’aise avec la pratique). Cela suppose qu’il faut un accompagnement par un médiateur qui soit suffisamment à l’aise dans la pratique artistique en question.
- La création collective est une bonne solution pour aider les joueurs et notamment à moins s’auto-juger : plusieurs solutions pour gérer les différences de niveau entre les joueurs selon ce que l’on veut obtenir. Soit mélanger les niveaux pour faire des groupes équilibrés, soit, au contraire faire des groupes de niveau pour la création collective (ainsi pour la danse par exemple, on ne crée pas de frustration liée à une incapacité à suivre les mouvements d’un groupe au niveau trop élevé).
Guider La réception pendant le jeu
- La réaction positive est loin d’être naturelle. Rabâcher encore et encore que personne n’est là pour juger les autres.
- Faire en sorte que les personnages s’encouragent et que la création/l’interprétation soit accueillie positivement. Ne pas hésiter à organiser des ateliers spécifiques de réaction positive (Ex : les joueurs sont placés en cercle, quelqu’un vient au centre et il se fait acclamer pendant une minute / Autre exemple : tour de parole de compliments pour s’habituer à en faire)
- Ne pas oublier qu’un artiste a aussi une culture artistique : donner des sujets de conversation spécifiques, éventuellement les opinions des uns et des autres sur la question. Indiquer des pistes à creuser par les joueurs en amont du jeu pour qu’ils se fassent une micro-culture sur un sujet précis par exemple.
Le lierre et la vigne de Lila Clairence
Idées diverses et non hiérarchisées
- Guider le joueur (avant le jeu) vers un type de pratique spécifique (orienter avec des exemples précis et détaillés. “faire de la peinture” c’est très vaste “faire de la peinture naïve” ça circonscrit davantage et cela fait baisser la pression. Cette idée ne fonctionnera sans doute pas avec tout le monde. D’autres joueurs préféreront peut-être conserver une liberté totale pour pouvoir choisir une pratique dans laquelle ils seront plus à l’aise ou avec laquelle ils pourront “broder” plus facilement.
- S’il s’agit d’art plastique, une grande taille de surface de travail et une grande variété d’outils et de matière à disposition aident les joueurs à produire quelque chose de personnel et de satisfaisant. Il est également plus libérateur (par rapport au regard de l’autre et à ses propres exigences) d’être orienté vers une création abstraite plutôt que figurative.
- Certains types d’œuvres sont mieux reçus, paraissent plus facile : par exemple une installation permet d’offrir un décor au jeu, tandis que des simples dessins en jettent moins.
- Donner un sens en jeu à l’instant de création pour rendre ce moment plus fluide.
- Les contraintes facilitent la création, à l’opposé un sujet trop libre peut être désarmant. (Pour l’exemple de la danse encore, on peut imaginer le tirage d’une combinaison de mouvements au dé pour aider les joueurs à créer une phrase chorégraphique)
- Proposer des créations collectives dans lesquelles les tâches sont découpées et pré-attribuées aux personnages permet de relâcher la pression et d’éviter la prise de pouvoir d’un leader (par exemple sur des jeux comme Roméo et Juliette ou Studio Bloodywood, la création artistique de l’objet film est distribuée à plusieurs personnages dont les tâches sont clairement circonscrites)
- Proposer que les instants de création/d’interprétation se fassent en petit comité. Cela permet de limiter la peur d’être confronté au regard des autres.
- S’il s’agit d’un jeu humoristique, la dérision peut aider à créer sans crainte.
- Plutôt que d’essayer de créer une œuvre à partir de rien il peut être tenté la copie d’une œuvre existante. Néanmoins le risque très élevé de décalage entre l’œuvre prise en exemple et celle effectivement réalisée peut mener à beaucoup de frustration. En revanche puiser son inspiration dans une œuvre existante en vue de s’en extraire peut être une piste intéressante.
- En ne cherchant pas à créer une œuvre finie, mais en se focalisant sur le processus cela permet d’enlever la pression du résultat. Celui-ci n’a en effet aucune importance.
- Comment gérer la réaction face au produit fini (si c’est important scénaristiquement) si le produit fini est jugé nul ? Pour cette question il peut être intéressant de réfléchir à des ateliers spécifiques de réception comme ceux évoqués plus haut (acclamations par exemple).
- Une piste à explorer pour retirer de la pression sur la dimension esthétique de la création est d’orienter la création sur une valeur signifiante par rapport à l’histoire du jeu et des relations inter-personnages : créer parce que cela a du sens dans l’histoire que l’on raconte ensemble. Dans cet ordre d’idée on peut donner du sens en jeu à des outils créatifs à utiliser (par exemple utiliser une symbolique de couleur)
- Sur la question de la création en GN, deux finalités possibles ont été dégagées : le processus ou bien l’œuvre finale. Il vaut mieux qu’un jeu se concentre sur une seule de ces finalités pour un résultat satisfaisant.
- Un artiste n’étant pas toujours bon, comment gérer cette question du bon et du mauvais pour que ce soit intéressant comme ressort en jeu ? Pour cette question le plus simple semble que ce soit le joueur lui-même qui décide lorsque son personnage traverse une période de doute et de médiocrité et qu’il le signifie à ses partenaires de jeu.
Lucie CHOUPAUT
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20 avril 2017 at 13 h 43 min
Dans le cadre d’un jeu ou une production artistique à lieu pendant le jeu (mais aussi pour une production des personnages en amont), l’auteur peut chercher à déclencher des oppositions de mouvement, d’école.
Ce n’est pas le cas sur Le Lierre et La Vigne, ou tous les artistes ont une production qui est considéré comme valable et bonne. C’est une règle de jeu qui permet effectivement de rassurer les joueurs et porte les discussions, non pas sur la qualité de l’oeuvre, mais sur le projet en lui même, et l’implication de l’auteur.
Par contre, sur le jeu Les Canotiers des Santeuil, il y a en jeu des représentants de différents mouvements artistiques, ainsi que des critiques. Afin de ne pas parler d’une peinture réalisée par le joueur, mais bien par le personnage, on réfléchit à un sytème de notation. Les artistes du mouvement A, reconnaissent une oeuvre comme intéressante via à un barème évidement lisible (en bas à droite de la toile, marquage de une à trois A, AAA étant ce qui se fait de mieux), le mouvement B aura un marquage différent (un à trois B) et un troisième barème donne des indication sur les qualité d’exécutions générales (1 à 3 étoiles). J’espère ainsi que nous pourrons garder la possibilité de parler d’une oeuvre sans risquer de froisser le joueur qui aura passer 5 heures à patasser de l’acrylique sur une toile… Evidement, ce système n’est applicable qu’au dessin, il va être complexe d’ajouter des étoiles à un danseur.
22 avril 2017 at 19 h 55 min
axe intéressant! merci de la piste de réflexion!