En décembre 2016 a eu lieu la première session complète d’un double GN écrit et organisé par Marianne et Camille (alias la Rujha Team). Still Water Runs Deep est un GN simulationniste dont l’intrigue se situe dans l’Angleterre du début du XIXe siècle. Pourquoi double GN ? Parce que les autrices du jeu ont tenu à faire cohabiter deux versants sociaux de la période Regency (le versant Gentry et le versant Servants) en deux GN parallèles et indépendants. Plusieurs sessions du seul versant “Gentry” avaient déjà été organisées auparavant, le versant “Servants” n’avait, lui, encore jamais été joué, nous avons donc eu l’occasion de tester la première session complète du jeu. N’ayant pas joué la version “Gentry” et puisqu’elle a déjà fait l’objet d’une critique sur ce blog, je vous propose ici un retour sur la seule version « Servants ».
Réalisme historique
Né du désir de Marianne et Camille de « déglamouriser » les GN historiques en montrant la réalité historique des quotidiens, le jeu Still Water Runs Deep est très exigeant, non seulement en termes d’écriture, mais aussi en termes de décors et d’ambiance. C’est une vraie plongée dans l’Angleterre du tout début du XIXe siècle qui est proposée aux joueurs et joueuses. Dès que la nuit tombe, la seule source de lumière dont nous disposons est la bougie et l’environnement de jeu est nettoyé au maximum de ses traces modernes. Il faut noter ici le véritable souci du détail des organisatrices, que j’ai trouvé admirable et qui a joué un rôle immense dans l’immersion dans le quotidien affairé de nos personnages de domestiques. Nous avions à disposition tout le matériel nécessaire pour effectuer nos tâches : chiffons, nécessaire à couture, fer à repasser ancien, selle de cheval, chaussures à cirer, savon noir pour la vaisselle, etc. En plus de nous occuper les mains (j’y reviendrai plus tard) ce décor historique a joué un rôle non négligeable pour nous plonger dans cet univers. C’est le premier jeu historique sur lequel j’ai pu observer un tel souci du détail dans l’environnement de jeu et le résultat était vraiment incroyablement convaincant.
Tout est réaliste, des histoires individuelles des personnages aux rapports au sein de la domesticité jusqu’aux tâches domestiques qui doivent être réalisées en jeu. Ainsi même si en tant que joueurs nos costumes pouvaient être moins convaincants, ou notre connaissance de cette période à peu près nulle, la rigueur historique dans la démarche des organisatrices nous a permis de nous plonger dans ce cadre contraignant de manière assez aisée.
Jouer les mains occupées
La particularité du versant « Servants » du jeu Still Water Runs Deep est de devoir jouer les mains occupées, dans la contrainte en permanence. Nos personnages domestiques exercent leur travail pendant la durée du jeu (de 16h30 à 2h du matin), ils évoluent donc sous la coupe d’une autorité hiérarchique très stricte. Ils doivent rendre des comptes et ne peuvent tout simplement pas se permettre de s’asseoir dans un coin pour discuter. Il s’agit donc de trouver des prétextes dans les tâches domestiques pour discuter avec nos partenaires de jeu et suffisamment discrètement pour ne pas se faire rabrouer par son supérieur.
Il y a eu quelques ratés du point de vue des tâches sur cette première session, liés à la fois à la saison à laquelle le jeu a été joué — quand la nuit tombe à 18h dans un jeu qui commence à 16h30 et pendant lequel vous vous éclairez exclusivement à la bougie, cela laisse peu de temps pour réaliser les tâches nécessitant une pleine lumière — et aussi à la difficulté que nous avons rencontrée pour ajuster le temps de réalisation de nos tâches. En effet, même si les organisatrices nous avaient fourni beaucoup de matériel, beaucoup de tâches ne pouvaient pas être réalisées réellement. Par exemple, pour des raisons évidentes de sécurité, il était impossible d’utiliser le fer à repasser rempli de braises pour repasser réellement les draps. Nous devions donc nous appliquer à faire semblant, mais lorsque l’on fait semblant, on a tendance à passer un peu vite à autre chose. Ainsi nous nous sommes trop rapidement trouvés anormalement désœuvrés. Des ajustements devraient être mis en place pour les prochaines sessions.
Le secret
Peu adepte du secret en GN en tant que joueuse, il était assez téméraire de ma part de m’inscrire sur Still Water Runs Deep qui fonctionne sur le principe de fiches de personnages individuelles avec leur lot de lourds secrets. N’ayant jamais vécu une scène de révélation de secret réussie en jeu, ma principale inquiétude se situait ici : comment allais-je pouvoir jouer le désespoir (bien réel) de mon personnage si son secret venait à être découvert par d’autres personnages alors que moi, joueuse, m’attendrais probablement à cette révélation ?
Or, heureusement, l’écriture réaliste des personnages, particulièrement réussie, justifie ces secrets et les rend même très pertinents. L’intelligence de Marianne et Camille a été en effet de jouer sur le fardeau d’un secret qui pèse sur la vie des personnages. Dans ce jeu, ce qui rend les secrets intéressants n’est pas de les révéler, mais au contraire de vivre avec leur poids sur la conscience de nos personnages. Un boulet énorme que l’on se traîne sans pouvoir en parler au risque de se faire renvoyer de sa place. Car dans le jeu “Servants” une révélation, si elle venait à l’oreille du upper staff, coûterait tout bonnement la place du personnage en question.
Tout l’intérêt est donc de ne pas pouvoir en parler et de vivre avec cette pression, parfois insupportable. Les serviteurs vivent ensemble en permanence, ils sont comme une famille et pourtant ils ne peuvent échanger que des banalités. Tous extrêmement seuls, ils vivent chacun entourés de murs que personne ne peut vraiment franchir. L’expérimentation de cette solitude a été un moment très fort de ce jeu.
La contrainte
L’expérience du versant “Servants” de Still Water Runs Deep est une expérience difficile. Elle est physiquement éprouvante : être debout la plupart du temps, avoir faim et attendre longuement, trèèèès longuement, que les maîtres aient fini de manger avant de pouvoir prendre son repas. Et elle est aussi éprouvante moralement. C’est la servitude qui est donnée à vivre, la peur du pouvoir qu’exerce sur nous la hiérarchie, le poids des contraintes sociale et l’extrême solitude.
C’est tout simplement un pari réussi pour Marianne et Camille : nous permettre de toucher du doigt ce que pouvait représenter pour un humain de voir sa vie dépendre de celle des puissants, de n’avoir aucune échappatoire à cette condition de servitude et de vivre dans la contrainte en permanence. En seulement quelques heures et dans un contexte matériel évidemment beaucoup moins rude que celui des serviteurs d’une grande famille en 1803, les autrices nous ont offert un dépaysement complet et une expérience passionnante. Pour cela, merci.
Plus d’informations sur le jeu
Lucie CHOUPAUT
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20 mars 2017 at 11 h 40 min
“Dans ce jeu, ce qui rend les secrets intéressants n’est pas de les révéler, mais au contraire de vivre avec leur poids sur la conscience de nos personnages.”
Merci d’avoir mis les mots sur quelque chose d’essentiel concernant le secret, qui justifie l’intérêt que je porte à cet outil de jeu, sans jamais avoir réussi à en formaliser la raison !
20 mars 2017 at 11 h 43 min
Je t’avoue que c’est ce jeu qui m’en a fait prendre conscience.