Note de l’auteur : il y a 12 ou 15 ans, j’avais essayé d’expliquer dans ce petit article la façon dont je procédais assez intuitivement pour concevoir un jeu et qui me semblait différer de l’approche que je voyais alors le plus souvent. Ce texte a sans doute vieilli, et certaines idées que je critique sont surement moins présentes qu’à cette époque. On y trouvera donc encore un peu d’intérêt ou pas du tout, mais je continue toujours à penser mes jeux de cette façon, en m’intéressant prioritairement à ce que vivra le personnage.
DE DIFFÉRENTES APPROCHES DE LA CONCEPTION D’UN SCENARIO
Des facettes d’une même histoire
J’ai tendance à penser que l’écriture d’un scénario de Jeu de Rôles Grandeur Nature est un exercice très différent de l’écriture d’un scénario de Jeu de Rôles sur table et tout aussi différent de l’écriture d’un scénario de film ou de livre. Leurs difficultés, leurs pièges résident dans des aspects bien distincts. Et parce que leurs mécanismes et leurs finalités n’ont rien en commun, les techniques et les savoir-faire mis en œuvre devraient relativement diverger.
Ce que l’on attend d’un GN n’est pas ce que l’on attend d’un roman ou d’un film. Une belle histoire littéraire ou cinématographique ne fait pas pour autant un bon jeu.
Un scénario de livre ou de film est une histoire que l’auteur détermine jusque dans les moindres détails de son déroulement ; l’histoire est narrée du prologue à l’épilogue, de l’introduction à son dénouement. L’auteur va donc construire la structure narrative de manière à accrocher le lecteur/spectateur d’un bout à l’autre d’une histoire qu’il va intégralement subir.
Un scénario de Jeu de Rôles sur table est déjà fort différent d’une histoire romancée. Son déroulement et sa progression ne sont jamais déterminés à l’avance ; nul ne sait la direction que le scénario va réellement prendre. Le Meneur de Jeu connaît les grandes lignes de son propos, et le détail des différents constituants (personnages, décors,…) mais l’action est soumise en permanence aux décisions d’un groupe de joueurs coopératifs. La narration du Meneur comme principal mécanisme de jeu sérialise le déroulement du scénario et assure que rien ne se fasse réellement en parallèle. Le MJ a un regard permanent, et donc une forme de contrôle, sur l’évolution du scénario. Au final, on peut dire qu’il n’y a dans ce jeu qu’une seule façon de percevoir le déroulement de l’histoire, celle du groupe.
En Jeu de Rôles Grandeur Nature, non seulement le déroulement précis du scénario est non-déterminé, soumis aux joueurs, mais le mécanisme de jeu théâtral leur permet de jouer de façon indépendante, permanente et parallèle. L’organisateur n’a plus vraiment de contrôle direct sur l’évolution d’un jeu qui se passe avant tout entre les joueurs. L’action se déroule totalement librement devant lui ou partout ailleurs. Du fait que l’action s’éparpille dans l’espace du jeu et se joue en parallèle, la vision de chaque joueur, comme celle des organisateurs, est réduite à un seul angle de vue très restreint : leurs propres yeux. Puisque la perception est limitée, il en va de même de leur compréhension des événements. Si l’on prend pour référentiel un joueur, on va suivre une histoire. Si l’on prend un autre joueur, on va suivre une autre histoire, subtilement ou totalement différente. Un scénario de GN a autant de facettes, autant de façon de le percevoir que de joueurs. C’est là, il me semble, que réside toute la difficulté de l’écriture de cette forme de jeu.
Un scénario ne devrait pas proposer une simple histoire à dérouler, mais autant de facettes d’une même histoire qu’il y a de joueurs, des facettes que le joueur est toujours libre de faire progresser à sa guise, qui se vivent toutes en parallèle, et qui prisent isolement, doivent être toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Ecrire un scénario de GN ce n’est pas écrire une simple histoire mais écrire une histoire à 10, 20, 30 (ou bien plus) facettes totalement ouvertes, qui s’emboîtent, qui s’entremêlent. Le GN à mes yeux n’est ni un récit, ni une énigme, ni un jeu de piste, c’est un jeu d’interactions de personnages, ludique et immersif, dont le succès dépendra souvent de ce que chacun ait pu vivre au cours du jeu quelque chose de dramatiquement fort et d’exceptionnel.
L’approche globale
C’est la méthode qui semble la plus naturelle, la plus intuitive, souvent utilisée pour une première approche de la scénarisation. C’est aussi la plus rapide et la plus facile, car elle s’applique de façon mécanique. On part d’une idée globale du scénario (une trame générale parfois décomposée en plusieurs morceaux). On construit une liste de personnages (par exemple par archétypes). On relie chaque personnage à la trame globale. On imagine quelques intrigues ou enjeux secondaires que l’on découpe et que l’on colle sur la trame majeure. On ajoute des interactions, des informations, etc. Le synopsis d’un tel scénario peut s’écrire rapidement. On commence par dessiner la forme globale d’un grand ensemble, et au fur et à mesure, on découpe, on précise et on relie les choses entre elles.
Exemple un peu caricatural :
Approche globale : « c’est une vente aux enchères dans laquelle se retrouvent quantités d’espions qui se disputent certains trucs. » On découpe : « donc, il y a des espions américains, russes, français, des sectes anciennes et secrètes,… Les objets disputés sont un rituel ancien pour la secte, les plans d’un truc révolutionnaire pour les espions… » On stéréotype : « l’un des personnages est un scientifique, un autre médecin, un dandy, … ». On colle des intrigues : « donc le scientifique américain est le petit fils de l’autre. La danseuse russe est amoureuse du lord anglais. Le dandy français est bien sur Arsène lupin. » Quelques heures suffiront, et l’on rédige le tout.
Je tiens que cette méthode, si l’on n’y prend pas garde, donne généralement des scénarii assez pauvres, car elle a, à mes yeux, deux gros défauts.
Le premier écueil est le risque d’écrire un scénario et des personnages sans « âme », si l’on applique cette technique trop froidement, notamment en reliant des personnages de manière un peu artificielle à une histoire pré-écrite, et en les étoffant d’intrigues génériques, sans grand rapport. En soi, ça n’empêchera pas le jeu de fonctionner, mais la faiblesse saute aux yeux, le joueur se sent attaché à une histoire, plus qu’il en serait vraiment le centre d’intérêt, ce qui n’a souvent rien de bien plaisant, ni de très prenant.
Le second défaut de cette méthode est de loin le plus important. En écrivant par une approche exclusivement globale, on a construit l’enchevêtrement du scénario, obtenant chaque personnage par précision d’une histoire, sans penser préalablement à ce que le joueur va réellement vivre dans la peau de ce personnage. La facette dont je parlais au premier paragraphe est un peu le fruit du hasard, la perception sous un angle unique d’une construction dessinée globalement. Or, ce qui me semble beaucoup plus intéressant pour obtenir une plus grande qualité de jeu est, tout au contraire, de s’assurer que chaque joueur va vivre une aventure passionnante, que chaque facette soit en elle-même une histoire véritablement prenante, unique, exceptionnelle.
L’approche terminale
Ici, on ne cherche plus à construire une trame globale et à la préciser. On change de référentiel en commençant au contraire par les nœuds terminaux du scénario que sont les personnages et leur perception du jeu. On se fiche donc dans un premier temps de leur liste, on se fiche de la trame principale, de toute cohérence d’intrigues, des intrigues en elles-mêmes. On liste des « situations de jeu », des « interactions », des « rebondissements », des « dilemmes », des « enjeux », des « ressorts dramatiques » que l’on cherche à créer, des sensations, des émotions que l’on veut faire ressentir aux joueurs. On pense à la perception du joueur (la facette) avant tout autre aspect du scénario. Et l’on ne recherchera que plus tard une intrigue qui permettra de réunir les éléments que l’on a imaginés, de les intégrer de manière cohérente. L’intrigue se construira à partir de cela, en cherchant toujours à assurer que ce que chaque joueur vivra sera passionnant.
Exemple : Je veux que le joueur se pose des questions sur lui-même, qu’il ne soit pas exactement celui qu’il lui semble être. Je veux que le joueur se réveille, plongé dans un profond mystère, qu’il soit inquiet, qu’il ait même peur, qu’il ne sache pas où il est. Je veux qu’un joueur bien vivant annonce qu’il a été assassiné. Je veux qu’un personnage se retrouve par un déguisement ou un quiproquo à tenir la place d’un autre, etc. On se fiche pour l’instant, du pourquoi et du comment, on les trouvera plus tard. On va chercher ainsi de nombreux éléments que l’on aimerait jouer, donc faire jouer, tout en respectant la thématique que l’on a choisit.
Cette méthode oblige à construire le jeu en pensant d’abord à ce que va réellement vivre le joueur, en cherchant à le faire vibrer par des situations, des interactions, des révélations. On ne construit plus un scénario sous la forme d’une histoire de roman (ou comme on le voit souvent dans des jeux médiévaux sous la forme d’un « monde travaillé ») dans laquelle on détaillera par la suite des personnages, mais on conçoit des éléments prenants pour chaque joueur que l’on utilisera comme les pièces élémentaires qu’il restera à assembler de façon cohérente pour en faire un plus grand tableau.
L’assemblage est un très long travail. Avec la méthode terminale, on cherche des briques qui nous plaisent, puis on les retourne dans tous les sens à la manière d’un Tetris pour mieux les assembler, pour arriver à constituer un empilement cohérent, tandis que l’approche globale consiste à dessiner au fur et à mesure les briques de la bonne taille, mais des briques beaucoup plus fades par leur contenu. Avec l’approche terminale, on ne se satisfait jamais d’une idée trouvée, on la laisse mûrir, on la laisse se développer en la regardant sous tous les angles, pour la positionner toujours au mieux au sein du scénario.
Je crois qu’ainsi, on peut fabriquer pour tous les joueurs, quelque chose qui sera, pour chacun, générateur de jeu et d’émotions, c’est à dire, plus passionnant à vivre.
Manger la banane par les deux bouts
Souvent, on utilisera une combinaison des deux méthodes, en cherchant d’abord des situations de jeux, des idées terminales, tout en les assemblant progressivement dans une idée de trame plus globale. On avancera alors ni totalement en descendant du nœud global, ni totalement en montant d’un nœud terminal, mais en alternance de l’un à l’autre. Ca amène parfois à réécrire énormément son synopsis. La trame globale va en permanence changer pour répercuter les nouvelles idées, mais le final, je crois, est quelque chose qui n’a rien à voir avec l’application simple de l’approche globale.
L’évaluation des facettes
Au cours de l’écriture, il me semble impératif de se glisser tour à tour dans chaque personnage, de se forcer à percevoir l’histoire de sa façon à lui, d’estimer ce qu’il a à faire au cours du jeu, de l’imaginer découvrant ce qu’il y a à découvrir, d’imaginer ses interactions avec les autres, ses marges de manœuvre, ses dilemmes, etc. L’expérience de jeu m’apparait à cette fin relativement indispensable. Le scénariste cherche à évaluer ce qui est intéressant pour son jeu en réfléchissant à ce qu’il vivrait et ressentirait, en tant que joueur, dans ces situations. En faisant ce travail, on évalue la facette de l’histoire associée à ce personnage, et l’on peut mesurer qualitativement son implication et ses perspectives de jeu. Si ce n’est pas le cas, il est toujours temps de le reprendre.
Deux points en cela m’apparaissent importants :
– Chaque personnage doit être le héros de sa propre histoire, il n’est jamais le simple figurant de l’histoire d’un autre.
– Des personnages peuvent être plus importants, plus puissants socialement que d’autres, ils peuvent disposer de plus de ressources, de plus d’informations, mais tous doivent présenter un intérêt équivalent à être joué.
Certains scénaristes notent sur une échelle de points les intrigues écrites pour le joueur et les informations détenues dans sa fiche. Pour assurer cette équité d’intérêt indispensable, ils s’assurent que la somme des points de chacun soit à peu près identique. Je tiens qu’une telle approche peut être plus dangereuse qu’elle n’est vraiment utile. Quel que soit le barème de notation utilisé, déjà problématique par l’approximation qu’il y a à considérer comme égales des « intrigues » affublées de « valeurs » identiques, il resterait à prouver qu’il existe une arithmétique de ces points. C’est à dire qu’une intrigue à 3 points plus une intrigue à 2 points présente un intérêt équivalent à une intrigue à 5 points. A mes yeux, il n’en est rien. Le tort de cette méthode est de le faire croire, et le risque est alors de se satisfaire d’un personnage qui n’aurait rien de vraiment passionnant, sous prétexte que le compte est bon.
Plutôt que d’en faire la somme, d’autres scénaristes encore, vont définir leur personnage par la présence d’une intrigue majeure, de deux intrigues mineurs, et de quatre ou cinq informations (ou quelle qu’en soit exactement la recette magique). Cela consiste toujours à noter les intrigues, et à s’assurer de trouver une intrigue à 7 points, deux à 3 et quatre ou cinq à 1 ou 2 points. Vous voyez de suite l’aspect mécanique d’une telle démarche. Les personnages sont alors « formatés », sur un même moule, certes équivalent, mais pas forcément intéressant.
Un bon personnage est rarement à mes yeux un amalgame d’intrigues, mais plutôt un personnage qui a un nombre très restreint de problématiques (je milite clairement pour qu’un personnage ait une préoccupation vraiment majeure et c’est marre), des problématiques vraiment essentielles pour lui, extrêmement cohérentes entre elles et ne s’écrasant pas les unes les autres, quand il doit vraiment il y en avoir plusieurs.
En cette matière, je ne crois pas aux vertus du quantitatif, l’appréciation d’un personnage est une démarche qui devrait rester purement qualitative. Projetez-vous dans le jeu à travers ses yeux, dans ce qu’il va vivre, dans ce qu’il va ressentir. Si vous pensez ne pas vous y ennuyer, si vous voyez de nombreuses possibilités qui s’ouvrent à lui, des interactions prenantes, des choses à découvrir, de belles perspectives d’amusements, d’émotions, de frissons, alors vous détenez probablement un personnage intéressant (quels que soient les autres). J’ai tendance à considérer qu’un personnage que son auteur aimerait vraiment jouer est probablement un bon personnage et je me méfierais comme de la peste d’un personnage qui ne remplirait pas cette condition. Ne pas ressentir profondément cette envie, voilà ce qui serait suspect. C’est à mes yeux, le plus fiable de tous les signaux d’alarmes pour déterminer que quelque chose ne va pas dans son élaboration. Il pourrait ne pas plaire à tout le monde pour autant, mais s’il vous plait à vous, c’est qu’il a au moins quelque chose qui a une chance de plaire à quelqu’un. Ce n’est alors plus qu’une question de trouver le bon joueur pour ce rôle, une affaire de « casting ».
Parce qu’un scénario de GN est une construction complexe, dont l’extrême subtilité ne se trouve jamais dans la vue d’ensemble, mais dans l’élaboration savante de chaque facette, sa qualité ne s’apprécie qu’en changeant constamment de référentiel pour l’observer de tous les angles possibles, par les yeux de chaque personnage, à travers toutes les situations envisageables du jeu.
Fredou
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- Approches de la conception d’un scénario - 17 octobre 2016
17 octobre 2016 at 14 h 51 min
En voilà un article qu’il est bien ! Je ne sais qui a eu l’idée de le désarchiver, mais c’est une riche idée de le remettre à flot.
Je me sens en parfaite harmonie avec cette approche conceptuelle. Du coup, ça me gratouille et je ne peux m’empêcher d’ajouter mon grain de sel.
Cette recherche conjointe mêlant histoire générale et intérêt de jeu pour les avatars donne lieu à deux autres questionnements tout aussi essentiels à mes yeux.
1- La réalisation. Trop souvent j’ai constaté chez les orgas qu’ils partaient de leurs visions, leurs délires. Ils écrivent puis se posent, dans un second temps, les questions relatives à la réalisation de ces idées. Or je crois que la question de la réalisation doit être conjointe à la création d’un univers/monde/scénario (comme le dirait Frédou, manger la banane par les deux bouts !…). L’orga (et son éventuelle équipe) doit clairement inventorier les richesses matérielles, sites et autres talents créatifs à sa réelle disposition. Certes il ne faut pas s’arrêter à cela et ne pas hésiter à sortir d’une zone de confort créative, mais il faut clairement identifier les éléments de départ pour les optimiser. Car le danger est de rogner progressivement sur des pans entiers d’histoire/outils immersifs face à l’impossibilité de tout réaliser (soit par manque de temps, soit tout simplement par le caractère irréalisable des trop riches idées couchées sur le papier).
2- La dynamique de jeu. Autrement appelé évènementiel, il convient selon moi de rythmer un jeu. A nouveau deux approches. L’approche historique consiste à générer la dynamique via les pnj, les personnages joueurs étant là pour réagir à ces propositions de jeu. Les approches plus nouvelles consistent à laisser les joueurs créer cette dynamique en leur donnant le matériel entre les mains. Là encore, j’y vois une complémentarité. Trop de rythme déterminé par l’orga et les joueurs se laissent porter et ne vont exister que par réactivité, trop d’autonomie laissé aux joueurs et on tombe dans le jeu transparent (que je n’apprécie pas) et/ou on prend le risque que le rythme soit hoquetant voir même inexistant. D’où, une nouvelle fois, la nécessité d’un subtil mélange des approches.
Bien sur tout ceci est extrêmement synthétique et mériterait des exemples et une plus grande précision. Cela reste un simple commentaire porté par l’enthousiasme de la lecture de cet article.