J’ai eu le plaisir d’animer au LaboGN 2016 (1) une table ronde intitulée pompeusement “L’art et le GN” et dont le texte de présentation est : “Le Grandeur Nature est un médium à la croisée des chemins, entre l’écriture, la scénographie, l’aspect contemplatif, subversif, pour le beau ou le frisson, avec des techniques du cinéma et du théâtre. Dans quelle mesure s’agit-il d’un art et pourquoi nous retrouvons-nous dans celui-ci ?”
En présentation, j’ai expliqué que mon questionnement était issu du besoin que j’avais de verbaliser l’idée que ma pratique du jeu de rôle grandeur nature est une expression artistique. Nous avons commencé par acter que le débat ne porterait pas sur la définition de l’art et que nous ne remettrions pas en cause la présence de l’expression artistique dans notre pratique (2). Ces deux points ont été acceptés par la vingtaine de personnes présentes, même si nous sommes régulièrement revenus sur la définition d’un artiste et de l’art.
En relisant mes notes j’ai pu trier selon trois grands axes les propos qui ont été échangés durant cette heure. Vous trouverez ci-dessous les notes issues des prises de paroles, classées en trois rubriques. J’espère ne pas trahir leurs auteurs et j’invite toute personne à se signaler si elle considère que je dénature ses propos.
1. Différencier l’art dans le GN et le fait de jouer un artiste qui pratique son art
Il faut distinguer la pratique d’un art en jeu (5) de l’art du jeu. Si jouer un philosophe ne fait pas de vous un philosophe, jouer un artiste ne fait pas de vous un artiste ; même si à travers le jeu, les aides de jeu, les recherches qui peuvent être nécessaire en amont du jeu, ou pendant le jeu via la pratique d’un art, le joueur peut être sensibilisé à cette pratique et s’y découvrir une appétence. D’autant qu’il est courant d’utiliser les savoir-faire d’un joueur à travers son personnage.
Citations extraites de la table ronde :
- Il y a une différence entre une expression artistique et la production artistique.
- Est-ce un art ou un conglomérat de diverses pratiques artistiques ?
- Le GN est une forme regroupant diverses pratiques culturelles.
- Écriture, gestion des acteurs, intégration des personnages qui produisent de l’art (5)
2. Une implication artistique
2.a Définition de l’art dans le GN
Afin d’avoir une discussion sur l’art dans le jeu de rôle grandeur nature, il est nécessaire que les différents protagonistes s’accordent quant aux définitions de l’art (3). La pratique du jeu de rôle grandeur nature n’oblige pas à la conscience d’une pratique artistique (6). On remarquera qu’il n’existe pas d’opposition entre le jeu (4) et l’art (3), et que le jeu est un médium comme un autre.
Citations extraites de la table ronde :
- Il n’y pas d’opposition entre l’artistique (3) et le ludique (4) ou l’art et le jeu.
- Même si on ne se sent pas un artiste, on peut faire de l’art (6).
- Quelle est l’ambition de l’auteur (de faire de l’art ou non) ?
- Parler de l’art nécessite de mettre à niveau la définition de l’art entre les deux protagonistes de cette discussion, de posséder les mêmes références culturelles. Il faut adapter son langage à l’interlocuteur.
2.b Une manière de pratiquer le GN
Nous avons pu esquisser de quelle manière nous vivions la création artistique. En amont, à la manière d’un auteur rédigeant une pièce ; durant la préparation tel le metteur en scène ; pendant l’événement où les joueurs sont à la fois les comédiens et leurs propres spectateurs. En ceci, la pratique est proche du théâtre et en est distinct par son rapport au public (8). Ce qui a plusieurs conséquences, le comédien et le spectateur ne faisant qu’un, l’expérience se doit d’être vécue, un regard extérieur n’ayant qu’une expérience dégradée. Il n’y a pas de public extérieur et passif, il n’y a pas d’acteur professionnel nécessaire au déroulement de l’histoire, mais il existe des événements à la jonction des deux activités (9).
Citations extraites de la table ronde :
- Le médium du GN est très élastique. Du ludique au narratif. On peut le comparer au cinéma où cohabitent le cinéma d’auteur et les blockbusters.
- Il est désagréable d’essayer de déterminer quels jeux sont dans quelles catégories afin de dire s’ils sont ou non de l’art. Il est plus intéressant de globaliser.
- Le GN est l’art de l’expérience, l’œuvre est vivante et collective.
- Le GN comme le théâtre est une forme d’art collectif.
- Pendant la période de jeu d’un GN, on aime à penser qu’il y a de la part des acteurs du jeu une pratique artistique.
- Qui est l’artiste de l’auteur au joueur ?
- En tant qu’auteur, est-ce que je fais faire de l’art à mes joueurs ? Ou est-ce seulement moi ?
- Nous explorons des questionnements philosophiques en pratiquant cette activité, questions posées à soi-même en tant qu’auteur et à nos joueurs.
- Le GN est un art avec une création collective dans laquelle viennent s’inscrire d’autres expressions personnelles.
- Quelle est la place du public ? Dans le GN il n’y a pas besoin de public (8).
- La temporalité (production, auteurs, producteur, acteur), si on compare le GN à une production théâtrale : le GN est une forme de pièce où les joueurs sont aussi des spectateurs.
- La co-créativité d’un GN est asymétrique comme au théâtre (rapport de temps passé auteur/pratiquant). Dans le cadre d’un GN, la réception est forcément dégradée par un public passif (de type théâtre) puisqu’ils ne sont pas participants. L’objet du jeu est de le vivre (8).
- Le GN est une production artistique où le public n’est pas nécessaire, voire non voulu.
- Quel est le message à passer en tant qu’auteur ?
- Le GN utilise d’autres arts en son sein, et d’autres arts utilisent le GN en eux.
- Le GN est un lieu d’expérimentation d’expression artistique / d’activité physique / de philosophie.
- Beaucoup d’expériences de théâtre essayent d’être incluantes, mais la production dans le GN est différente.
- Il faut convaincre par l’expérience pour démontrer qu’il y a une production artistique.
- Le GN est la création d’un instant et n’existe que dans les souvenirs de ceux qui l’ont vécu.
- Le GN ne se regarde pas, il se vit (8).
3. La reconnaissance institutionnelle
Le GN n’est pas (encore) officiellement reconnu comme une activité artistique (en France), mais cela ne doit pas nous empêcher de nous en réclamer. La reconnaissance institutionnelle nous permettant d’être subventionné.
Citations extraites de la table ronde :
- Le complexe d’être un artiste.
- La culture française assume mal le jeu, contrairement à d’autres pays.
- Il y a un besoin de reconnaissance, contrairement au cinéma, le GN ne possède pas de statut officiel.
- Sommes-nous à la recherche de la reconnaissance ?
- Parce que nous le décidons, et que nous assumons cette décision, notre pratique du GN est artistique.
- 2 termes : expression / production. Production pré-GN et expression pendant. Référence à Martin Eden (7) et problème de la reconnaissance. On devrait s’auto-légitimer.
- Relation aux droits d’auteurs, au copyright.
- Le rapport aux institutions, la mise en place d’une reconnaissance, le besoin d’être subventionné.
- Question des catégories dans l’art. Pour le GN, il s’agit d’une production collective et incluante.
- Il ne faut pas réduire la GN à une sous-pratique du théâtre ou d’un quelconque autre art.
En conclusion
J’ai été heureux d’avoir vu autant de personnes à cette table ronde, ce qui m’a conforté dans l’idée qu’il y avait un questionnement important dans notre communauté (ou tout du moins, celle que peut représenter LaboGN). J’ai donc mis par écrit ma vision actuelle de ma pratique dans un manifeste (10) “L’art du jeu de rôle grandeur nature” qui j’espère sera enrichie et amenée à évoluer encore et encore.
Manifeste : L’art du jeu de rôle grandeur nature
Je réalise des jeux de rôle grandeur nature, comme d’autres s’essayent à la musique, la photographie ou la sculpture. Je cherche à trouver en moi des sentiments, des sensations, que ce soit du doute, de l’amour, de la peur ou de la passion et je les associe, les recompose, pour en faire un feu d’artifice d’émotions. Et encore, quand je parle à la première personne du singulier, j’oublie que je ne travaille jamais seul. Je collabore avec d’autres, moi-même je ne suis pas rédacteur, je suis scénographe. Donc, pour être juste, je dois dire que nous réalisons des jeux de rôle grandeur nature. Nous travaillons en collaboration (rédacteurs, constructeurs, costumiers et des dizaines d’autres) avec ceux que l’on nomme des joueurs et que j’aimerais appeler des interprètes. Et tous ensemble, le temps d’un jeu, nous donnons vie à une œuvre. L’interprète est à la fois le médium et son destinataire. C’est ce qui rend cette activité si particulière et obscure au yeux des néophytes qu’il faut la pratiquer pour comprendre. Il n’y a pas de spectateurs, l’action se vit en chacun de nous. Et aucun n’en rapportera ni la même expérience ni le même souvenir.
Références :
1 Labo-GN, lieu de réflexion et d’expérimentation où pendant une semaine, organisateurs et joueurs se réunissent et participent à des jeux, des ateliers, des recherches autour du GN.
2 Mes questionnements sont issus entre autre de discussions personnelles avec certains de mes co-organisateurs, mais aussi de la lecture d’une suite d’articles portant sur la vision d’une potentielle pratique artistique dans le GN. Un premier article publié en 2013 par David Arzailler, Jeu de Rôle Grandeur Nature et Art, suivi par Lucie avec Pourquoi le GN est-il un art ?
3 Art (définition issue de celle de wikipédia) : L’art est une activité humaine, le produit de cette activité ou l’idée que l’on s’en fait s’adressant délibérément aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l’intellect. On peut dire que l’art est le propre de l’humain, et que cette activité n’a pas de fonction pratique définie. Pour Marcel Mauss, « un objet d’art, par définition, est l’objet reconnu comme tel par un groupe ».
Ce terme recouvre principalement les produits dits des « beaux arts » tels que la sculpture, la peinture, l’architecture, les arts graphiques, et aussi la musique, la danse, la poésie et la littérature. On y ajoute depuis, parmi d’autres, le cinéma, le théâtre, la photographie, la bande dessinée, la télévision, le jeu vidéo, voire l’art numérique ou la mode.
On considère souvent que l’art moderne et contemporain ont abandonné la notion de beau ou de style intemporel pour ce qui semble être, très généralement, des principes de transgression ou de rupture.
4 Ludique (définition issue de celle de wikipédia) : Qui permet de s’amuser, qui relève du jeu. On peut définir le jeu comme une activité plaisante et improductive à court terme. La plupart des individus qui s’y engagent n’en retirent que du plaisir, bien que certains puissent en obtenir des avantages matériels.
L’adulte continue à jouer, et applique fréquemment le concept de jeu à des activités qu’il ne conçoit pas comme purement divertissantes. La sociologie et la psychologie des interactions humaines, établissent, l’une et l’autre, des liens entre les jeux réglés, comme les sports, et les conventions, souvent implicites, qui règlent la vie des sociétés et les sentiments des individus qui les composent.
Le jeu est une manière de représenter le monde. Le jeu transpose dans un objet concret des systèmes de valeurs ou des systèmes formels abstraits. Jouer et/ou inventer un jeu, construire une partie en interaction avec son adversaire relève alors d’une activité culturelle de haut niveau, et chaque partie jouée est une forme d’œuvre d’art.
5 Certains jeux font vivre des situations aux joueurs où ceux-ci sont amenés à avoir une prestation artistique. Dans Prima la Musica, une partie des personnages sont des artistes, et certains joueurs vont chanter (Preview – Prima, la Musica ! Ou l’Opéra Terrible) ; dans Les Canotier de Santeuil, il y a des artistes peintres et deux rôles de musiciens (Preview : les canotiers de Santeuil) ; dans Le lierre et la vigne (Preview : le lierre et la Vigne) les personnages sont en retraite d’artistes. Chanteurs de cabaret ou d’opéra, magiciens, peintres, musiciens, sont des rôles souvent utilisés pour ambiancer les histoires et les joueurs sont alors amenés à performer (GN et performance).
6 Art brut (définition issue de celle de wikipédia) : L’art brut regroupe des productions réalisées par des non-professionnels de l’art, indemnes de culture artistique, œuvrant en dehors des normes esthétiques convenues. Dubuffet entendait par là un art spontané, sans prétentions culturelles et sans démarche intellectuelle.
7 Martin Eden, héros incompris d’un roman publié en 1909, possède de nombreux points communs avec l’auteur, Jack London.
8 Vers un théâtre sans spectateur : l’exemple des jeux de rôles Grandeur Nature mémoire rédigé en 2014 par Lila Clairence.
9 Gertrudes möhippa, un crossover entre GN et théâtre, site officiel de l’événement (en suédois je crois) et un article complet sur Nordiclarp.org (en anglais).
10 Manifeste. Il existe plusieurs manifestes sur le jeu de rôle grandeur nature. Un article sur ElectroGN (le jeu de rôle grandeur nature en manifestes) dont les mots clés sont, entre autres, Polémique et Théorie, fait une présentation générale de ceux-ci.
Skimy
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29 septembre 2016 at 12 h 10 min
Sujet-débat passionnant. On peut s’interroger néanmoins de son utilité. A quoi l’estampille “art” peut être une valeur ajoutée à notre pratique ? Car finalement le GN s’adresse aux GNistes, cette activité ne cherche pas à capter un public. Et la définition de Mauss est terriblement réaliste : « un objet d’art, par définition, est l’objet reconnu comme tel par un groupe ». Donc par définition notre passion commune a de facto du soucis à se faire dans ce travail de reconnaissance tant sa diffusion est, de nature, limitée. Le seul intérêt que j’y vois serait une dédiabolisation pour sortir d’une certaine marginalité afin d’avoir des subventions associatives ou louer des sites plus facilement. Attirer plus de joueurs ? Pourquoi pas mais ce n’est clairement plus un objectif à mes yeux tant je vois de laissés pour compte des castings !
Oui le GN est un art. Comme le cinéma c’est un art cannibale et carrefour car il se nourrit des autres arts (écriture, mise en scène, jeu d’acteur, décors, costumes…) pour exister et développer le sens qui lui est propre. C’est une forme de cinéma mêlé à du théâtre d’impro en vase clos. L’image est importante mais secondaire, ressentir est la quête. Tel un Graal inaccessible : être un Autre tout en gardant conscience de nous même (pour respecter un cadre… enrichir le jeu et respecter des conventions sociales pour la sécurité physique et psychique des autres participants et de nous même).
Pour moi, les rôles d’artiste à l’intérieur du jeu c’est du hors sujet. Car cela demeure un simulacre d’art même si la pratique artistique du joueur est de belle facture. Ce n’est pas de l’art qui sert un objectif d’artiste, c’est de l’art au service du jeu, donc du GN. En cela il n’a pas d’existence propre et se trouve cannibalisé par l’ensemble plus large qu’est le GN.
Oui, le GN est un art collaboratif, participatif. C’est ce qui fait sa singularité, sa force, son intérêt et toute sa beauté ! Être connecté aux autres, vibrer de concert, n’est-ce pas ce qui fait de nous des êtres humains ?!
29 septembre 2016 at 14 h 06 min
“A quoi l’estampille « art » peut être une valeur ajoutée à notre pratique ?”
Je n’ai pour le moment pas “besoin” de subventions, mais honnêtement, si je travaille autant sur un GN qui aura pour but d’être joué par le plus de joueurs possible, je ne vois pas pourquoi je ne pourrait pas être rémunéré pour ceci, au même titre qu’un autre artiste.
Mais, il s’avère que mon besoin de reconnaissance est avant tout personnel et interne à notre communauté. Aujourd’hui il existe bien une pratique de recherches/expériences sociales, une branche ludique, une autre historique, pourquoi pas une artistique ? En définissant la manière dont je pratique le GN je peux rassembler autour de moi d’autres personnes partageant cette vision. Je crois qu’il en va de même dans tout les groupes. Et je suppose même que plus tard, des objectifs artistiques se dessinerons dans ce paysages.