La session 5 du GN « Still Water Runs Deep », a été jouée le Samedi 26 Mars 2016 en région parisienne. Still Water Runs Deep est un jeu pour 9 joueurs de Marianne et Camille, alias “la Ruhja Team”, qui a été étendu pour devenir un GN « Gentry & Servants » à partir de cette même année. La particularité de cette session du jeu était d’être jouée en genre inversé, c’est-à-dire que les participant.e.s jouaient dans le genre opposé à celui auquel ils s’identifient IRL.
Cet article visera à faire un retour d’expérience sur ce jeu en mettant en valeur les contraintes et enjeux liés au fait de jouer en genre inversé. Lucie a déjà traité de ces questions sous l’angle des choix de casting dans ces pages (lire ici), et cet article s’emploiera à en illustrer les problèmes concrets.
Un jeu d’inspiration historique
Le cadre du jeu
Still Water Runs Deep est un jeu dans la veine romanesque qui appuie une partie importante de sa narration sur la question du poids des conventions sociales et du déterminisme de classe. L’inspiration va chercher du côté de Jane Austen pour le contexte immédiat et de Dickens pour le passé trouble de certains personnages et la violence de certaines interactions.
1803, dans le milieu de la petite gentry (noblesse terrienne) britannique. Comme très fréquemment, la très respectable famille Roswater reçoit quelques amis pour une après-midi de conversation policée, thé et jeux de cartes. Cependant, sous les apparences respectables, les drames humains créent de profonds remous…
Le jeu est précédé de quelques heures d’ateliers très efficaces permettant pour les participants de se mettre en condition, d’explorer les liens entre personnages, et surtout d’intérioriser la pression sociale et le poids du silence. Le jeu comporte en effet son lot d’intrigues et de secrets, mais sa force réside véritablement dans l’expression poussée et extrêmement efficace des rapports de classe et de genre, du conditionnement et de l’aliénation des individus aux normes et à la pression sociale.
À ce titre, on peut le rapprocher d’autres jeux récents visant à ajouter à la dimension romanesque un travail thématique approfondi reposant sur des techniques propres, comme Prima la Musica ou Harem Son Saat, deux jeux qui s’emploient, pour le premier à mettre en place des techniques qui illustrent parfaitement son cadre (lire ma critique détaillée ici), pour le second à faire des contraintes sociales un élément fondamental du design du jeu (lire la critique de Remi ici)
Au terme de cinq sessions, Still Water Runs Deep est un jeu qui a prouvé ses grandes qualités narratives et sa capacité à faire véritablement vivre son cadre social dans tout ce qu’il comporte d’oppressif, et des interactions denses et tragiques.
La session inversée
Les rapports entre hommes et femmes et les contraintes pesant sur les représentations genrées étant des thématiques du jeu, celui-ci se prêtait bien à un casting inversé, qui mettrait de fait l’accent sur ces aspects.
Un effort de travestissement avait été demandé aux participant.e.s, et un atelier supplémentaire, sur le langage corporel et les stéréotypes de genre masculin et féminin, avait également été intégré.
Le jeu a-t-il fonctionné malgré cette contrainte supplémentaire ? Au vu des retours des participant.e.s et de la qualité de l’expérience, il ne paraît pas excessif de répondre par un oui ferme et assuré. Cette session 5 du SWRD a été intense, riche en échanges complexes et en émotions.
Bien sûr, du fait de l’inversion des genres, un effort intellectuel supplémentaire est à faire pour parvenir à la fameuse suspension d’incrédulité, que l’on jugera ici nécessaire à une certaine forme d’immersion. Elle a cependant conduit à une bienveillance notable entre les participant.e.s, et une qualité particulière d’écoute et d’attention aux besoins des autres qui mérite d’être soulignée.
Les enjeux du jeu “inversé”
La question du “réalisme”
L’un des soucis – légitimes – des participants intéressés par le jeu “inversé” réside dans la crainte de ne pas être crédible, ou réaliste, dans l’interprétation de l’autre genre, et que ce phénomène nuise à l’immersion ou au plaisir de jeu des autres participants. Quoique fondée, cette problématique peut être aisément surmontée, on l’a vu, par un effort de préparation supplémentaire et un peu plus de tolérance vis-à-vis de la fameuse suspension d’incrédulité.
Si l’on admet comme postulat de départ qu’un GN est, dans ses fondamentaux, une construction collective fictive, qui implique un travail commun pour parvenir à la mettre en œuvre, rien ne s’oppose de fait à ce qu’une session inversée fonctionne. En effet, même si la tendance de nombreux jeux a été d’accentuer l’illusion à 360° et d’améliorer la qualité de la production afin de favoriser une immersion sensorielle, il reste toujours, même dans la plus poussée des productions, un effort d’abstraction à mettre en œuvre. Dépasser la représentation visuelle du genre s’inscrit donc dans cette logique : elle demande certes un effort mental supplémentaire, mais qui n’est pas plus difficile à intégrer que d’autres éléments de la fiction, et ce d’autant plus aisément que, dans le cas de ce GN, tous les participants étaient volontaires pour cette expérience de jeu.
Le sujet de l’immersion restant vaste, je renvoie au traitement antérieur de ces questions (ses fondamentaux, et l’immersion par le personnage).
L’argument de la pente glissante est souvent utilisé pour s’inquiéter du fait que l’intérêt pour le jeu en genre inversé serait un coup de canif porté au contrat de la fiction en GN, qui a eu tendance à aller vers des exigences accrues en termes de costume et d’attitude. Je défendrais donc ici qu’il n’en est rien, et que ces questions ne peuvent admettre que des réponses flexibles, les choix des organisateurs comme les envies et attentes des participants étant par définition variés.
L’expérience du genre inversé
Tous les jeux ne se prêteront pas forcément à une attribution des rôles en genre inversé. De plus, pour encore beaucoup, la réticence à l’inversion de genre ne procède pas tant de difficultés dans leur perception en propre que de la peur de ne pas être, soi, assez « crédible » pour les autres. J’ai argumenté plus haut que ces considérations étaient finalement, sur le terrain, assez secondaires.
S’ouvrir à la possibilité de jouer l’autre genre, en revanche, c’est offrir l’accès à une palette beaucoup plus large de vécus et d’émotions. Certains participants masculins du GN « Mad about the Boy » ont témoigné de la manière dont ce jeu leur avait donné une meilleure perception des problématiques féminines (lire à ce sujet le compte-rendu détaillé de Baptiste). Ce constat vaut aussi pour cette session du SWRD. À titre personnel, mon expérience sur ce jeu a énormément enrichi ma perception des représentations liées à la masculinité et des contraintes qui peuvent s’exercer sur les hommes, avec un impact certain.
Ainsi, j’interprétais Georges, propriétaire terrien célibataire de 50 ans, l’un des personnages de plus haut statut et puissance financière présents. Cette position de pouvoir et les contraintes sociales de l’époque m’ont imposé de jouer l’autorité en sentant le poids des responsabilités, et une pression considérable et douloureuse à ne pas exprimer de ressenti ou montrer de signe de faiblesse, même aux pires moments. L’extrême inconfort ressenti à devoir tenir de la sorte le rang du personnage m’a fait prendre conscience des contraintes bien réelles qui sont celles des stéréotypes attendus de la masculinité dans ses représentations les plus extrêmes (quand bien même celles-ci s’accompagnent de privilèges).
D’autres participantes font état de ressentis analogues:
Caroline a écrit: “C’était la première fois que je pouvais jouer ce genre d’intrigues dans un jeu histo, et le côté responsabilité vis-à-vis de la famille, fierté, ruine et déclin, tout cela m’a énormément touché et fait vibrer.”
Lila, parlant de son personnage, évoque : “son complexe d’infériorité de cadet, d’éternel second, sa peur de décevoir son père. La condition masculine. L’amour transi. Le poids des convenances et du titre.” Vous pouvez écouter également son podcast sur son expérience de jeu.
Du côté des joueurs, on trouve des questionnements sur la fragilité perçue du genre féminin, le fait de voir la condition féminine être traitée de manière dévalorisante ou essentialisée (par exemple : “les femmes ont leurs secrets impossibles à comprendre”, “nous autres les femmes sentons dans notre ventre ces choses-là”, “une femme est trop fragile pour s’encombrer la tête de choses compliquées”). Ces aspects ont été particulièrement soulignés, parce que les participants avaient a priori signé pour endurer ces aspects oppressifs, et que l’inversion des genres sur la session incitait à accentuer ces aspects.
Christophe a écrit “je n’avais jamais assumé de personnage explorant autant la palette du chagrin et de la fragilité, ni n’avais autant vécu de phases de rp introspectif auparavant.”
Au final, s’il reste donc de la responsabilité de chaque organisation de décider de la manière dont elle souhaite, ou non, intégrer de la diversité en termes d’attribution des rôles (ou de création dans le cas des jeux qui invitent les participants à créer leurs propres personnages), il n’en reste pas moins que le jeu “inversé” offre de nombreuses possibilités d’interactions à explorer, en particulier pour découvrir le ressenti d’un personnage avec un vécu des rapports et stéréotypes de genre différent du nôtre. Certains jeux, de manière encore marginale en France mais plus fréquente à l’étranger, proposent d’ailleurs des rôles écrits en genre « neutre » pour permettre plus de flexibilité à cet égard.
SWRD, session 5, montre que cette possibilité reste bien ouverte, même dans le cadre d’un jeu exigeant, pointu sur le contexte historique, et avec des rôles écrits genrés et distribués par casting.
Conclusion
Le traitement très intelligent des questions de genre apporté par SWRD m’a fortement inspirée lors de la finalisation de Harem Son Saat, qui partage cette thématique.
Les questionnements sur la représentation et l’interprétation des genres ont en outre été soulevés de manière plus fréquente au cours des dernières années, avec la réorganisation ou la création de jeux qui confrontent directement ces thématiques. Dans cette optique, cette expérience d’une session inversée contribue assurément à faire progresser nos connaissances sur le sujet en nous donnant un bon exemple d’une organisation maîtrisée et d’une approche réussie de ces enjeux.
Crédits:
SWRD, création Ruhja Team
Photos : Au creux du Masque
Muriel A.
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27 septembre 2016 at 18 h 21 min
Très chouette retour sur un thème très particulier, pour une fois évoqué sans dogmatisme.
23 novembre 2016 at 16 h 19 min
quel bonheur de relire cet excellent article.
21 mai 2017 at 11 h 13 min
Très impressionnant et passionnant !
Merci pour ce superbe retour et pour toutes les pistes lancées pour creuser ces sujets.
Un loisir comme le jeu de rôle a des années de retard sur ces thèmes.
Votre article ne peut que contribuer à combler ce vide sidéral.