Prima la Musica ou l’Opéra Terrible est un GN pour 42 joueurs organisé par l’équipe « les Librettistes » au sein de l’association Urbicande Libérée, dont la première session a eu lieu le Samedi 20 Février au Château de Montbraye à Parigné-l’Evêque dans la Sarthe.
Synopsis
1874. Alors que la France se remet difficilement de la guerre et de l’instabilité politique qui a suivi l’effondrement du Second Empire, la construction du nouvel Opéra de Paris donne lieu à une compétition pour déterminer quelle troupe sera engagée pour y tenir le haut de l’affiche. Dans le château de monsieur de Rotschild, les troupes du théâtre national de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et de la Gaité Lyrique s’affrontent dans un concours de chant autour duquel gravitent nombre de personnalités de la vie mondaine parisienne. Le lendemain, dans l’attente des résultats, tout ce beau monde se mêle les uns aux autres, échange, se confronte, règle parfois des vieux comptes ou exprime ses ressentiments profonds, et le tout, bien sûr, en musique. Prima, la Musica.
Romanesque et questions d’échelles
Ce GN « Opéra » fonctionne à deux niveaux. Thématiquement, l’Opéra est au centre. La toile de fond est la construction du futur Opéra de Paris par Charles Garnier, de nombreux personnages sont chanteurs, cantatrices, producteurs ou liés au monde de l’Opéra. Le background historique et culturel valorise l’univers du chant lyrique, et peut même se montrer très éducatif pour qui n’aurait pas été éduqué dans cette culture musicale.
Cependant, c’est sur le plan des intrigues et arcs narratifs des personnages que la composante « Opéra » s’exprime le plus, se rattachant pleinement à cet égard au registre du GN romanesque. Quiproquos, identités secrètes, enfants illégitimes perdus et retrouvés, amours impossibles ou qui se dénouent dans un torrent de larmes, tous ces éléments sont des tropes narratifs fortement présents dans l’Opéra comme genre musical, et sont donc ici repris et exploités de manière totalement revendiquée et assumée.
Prima la Musica est un jeu qui s’approprie de manière très affirmée ses conventions narratives, n’hésitant pas à les pousser quasiment jusqu’au point de rupture de la suspension d’incrédulité nécessaire à toute fiction, mais toujours de manière maîtrisée. Avec une communication très claire et détaillée sur ces aspects, le jeu a attiré des joueurs qui recherchent ces poncifs du genre tout en en reconnaissant les limites. Il a pu souffrir des délais liés à une première production et qui n’a permis de ne ménager qu’un temps de briefing très court et aucun atelier, mais cela n’a eu qu’un impact limité sur son déroulement.
Les personnages étaient écrits sur le mode romanesque, sur le mode de la fiche longue et romancée, avec des liens vers des morceaux et chants classiques pour bien se mettre dans l’ambiance. Avec un site de grande qualité et une logistique soignée, tout était mis au service d’interactions très poussées.
Le théâtre des émotions : un outil au service d’une narration choisie
Ce travail poussé d’appropriation des conventions du romanesque a été renforcé par le développement d’un outil spécifique au jeu : le Théâtre des Émotions. Ce dispositif, impressionnant, fonctionnait comme une « scène ouverte » permettant aux joueurs de jouer certaines scènes en musique. Un système automatisé permettait de lancer des ambiances musicales adaptées au ton de la scène. Il était possible de garder les rideaux ouverts ou de les fermer selon que l’on voulait que la scène soit publique ou privée. Cependant, il est intéressant de remarquer que, pour les scènes publiques, si celles-ci ne comportaient pas d’élément propre à déclencher une réaction des spectateurs (suicide…), leur perception fut largement interprétée comme du « méta-jeu », les autres participants devenant des témoins silencieux des interactions entre d’autres personnages. À ce titre, même si le Théâtre des Émotions avait d’abord pour objectif de renforcer certaines scènes, il fonctionnait dans la pratique comme une « Black Box » en temps réel, qui isolait en grande partie les scènes qui s’y déroulaient de l’espace de jeu principal.
La possibilité de mettre en scène certains échanges dans une ambiance résolument lyrique et tragique a servi de catalyseur puissant à certains échanges, permis de renforcer l’intensité de certaines scènes et, avec un arrière-plan jouant de l’opéra et des dialogues dramatiques entre certains personnages, servait de toile de fond pour contribuer à la thématique de l’opéra dans le jeu.
De la même manière, le jeu possédait un léger séquençage destiné à soutenir l’action. Le jeu était divisé en 5 actes marqués par des transitions musicales, ce qui encourageait les joueurs à gérer leurs arcs narratifs de manière crescendo. À cet égard, un personnage ne pouvait mourir qu’au dernier acte, comme la convention l’exige. Là encore, il s’agissait d’un outil de méta-jeu, les participants seuls ayant conscience de ces transitions d’acte, mais qui encourageait à gérer la tension dramatique de manière narrativiste.
Les contraintes du genre
Prima la Musica est un jeu bien construit mais qui impose véritablement d’accepter toutes les conventions qu’il met en place, y compris dans sa montée en intensité. Or, avec le type de séquences narratives utilisées pour souligner cette intensité, le participant pourrait en venir à se demander pourquoi certains ne remontent pas immédiatement dans leur carrosse pour rentrer à Paris. Heureusement que, dans le monde de la grande culture, le spectacle doit continuer… On touche ici à un fondement essentiel de la construction collective de la fiction en GN : le monde qu’il construit ne sera pas forcément crédible, mais doit rester cohérent avec lui-même, et dans le cas du Prima la Musica, cette cohésion passe par l’emphase, une exagération assumée en accord avec son thème.
Conclusion
Prima la Musica a ainsi été un jeu solide, bien écrit, qui a motivé et engagé ses participants dans une histoire où chaque personnage pouvait devenir protagoniste de sa propre histoire, avec une atmosphère réussie, des échanges soutenus, et un sens certain du mélodrame. C’est un jeu intéressant par la manière dont il s’est totalement approprié ses choix thématiques et esthétiques pour en faire de moteurs de jeu à part entière. Destiné à connaître une réédition prochaine, c’est un jeu qui ne manquera pas de ravir les amateurs de jeu romanesque, et qui marque une étape des plus intéressantes dans la manière dont le genre semble vouloir assumer de plus en plus ses codes narratifs, tout en se renouvelant dans la forme et les outils employés.
Crédits
Organisation : Urbicande Libérée
Concepteurs : Achille A, Blandine C, Caroline P, Jérôme J, Laure O, Pierre-Yves C, Silvère P dits « la Primooteam » ou « les librettistes »
Photos : Joram Epis
Muriel A.
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